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Discours du prix Nobel, Oslo, 4 novembre 1954
Les hommes d'Etat qui ont façonné le monde actuel au cours des négociations consécutives à chacune des deux guerres mondiales n'ont pas eu la main heureuse. Leur but n'était pas de créer des situations qui auraient pu être des points de départ d'un développement quelque peu prospère; ils étaient préoccupés surtout de tirer de la victoire ses conséquences et de les rendre durables. Même si leur clairvoyance avait été sans défaut, ils n'auraient pas pu la prendre pour guide. Ils étaient obligés de se considérer comme les exécuteurs de la volonté des peuples vainqueurs. Ils ne pouvaient pas songer à organiser les relations entre peuples sur des bases justes et convenables; tous leurs efforts étaient absorbés par la nécessité d'empêcher que les pires exigences de cette volonté populaire des vainqueurs ne devinssent réalité; ils devaient veiller en outre à ce que les vainqueurs se fassent les uns aux autres les concessions réciproques indispensables dans les questions sur lesquelles leurs vues et leurs intérêts divergeaient.
Ce qu'il y a d'intenable dans la situation actuelle - et les vainqueurs commencent à en pâtir aussi bien que les vaincus - a son origine véritable dans le fait qu'on n'a pas tenu compte suffisamment de la réalité telle qu'elle résulte des données historiques et, par suite, de ce qui est juste et utile.
Le problème historique de l'Europe est conditionné par le fait qu'au cours des siècles passés, surtout à l'époque dite des grandes invasions, des peuples venus de l'Est ont pénétré de plus en plus vers l'Ouest et le Sud-Ouest et ont pris possession de la terre. Ainsi il arriva que des immigrés de fraîche date cohabitent avec des peuples plus anciennement émigrés.
Une fusion partielle de ces peuples se produisit au cours des siècles. De nouvelles organisations étatiques, relativement homogènes, se formèrent à l'intérieur de nouvelles limites. En Europe occidentale et centrale, cette évolution aboutit à une situation qu'on peut considérer comme définitive dans ses grands traits et dont le processus se termina au cours du XIXe siècle.
Dans l'Est et le Sud-Est cependant, l'évolution n'a pas progressé jusqu'à ce résultat. Elle en est restée à une cohabitation de nationalités qui ne fusionnent pas entre elles. Le droit à la terre, chacune peut y prétendre dans une certaine mesure. L'une peut faire valoir qu'elle est l'occupante la plus ancienne ou la plus nombreuse, l'autre mettre en avant ses mérites pour la mise en valeur du pays. La seule solution pratique eût été que les deux éléments s'accordassent pour vivre ensemble, sur le même territoire, dans une organisation étatique commune, selon un compromis acceptable pour les deux parties. Cependant, il eût fallu que cet état de choses fût atteint avant le deuxième tiers du XIXe siècle. A partir de cette époque, en effet, la conscience nationale se développa de plus en plus fortement, avec de graves conséquences. Ce développement ne permit plus aux peuples de se laisser guider par les réalités historiques et la raison.
Ainsi, la Première guerre mondiale trouve ses origines dans les conditions qui régnaient dans l'Europe orientale et sud-orientale. La nouvelle organisation, créée après les deux guerres, contient à son tour des germes d'une guerre future.
Des germes de conflits sont contenus dans toute nouvelle organisation consécutive à une guerre qui ne tient pas compte des données historiques et qui ne tend pas vers une solution juste et objective des problèmes dans le sens de ces données. Seule une telle solution peut constituer une grantie de durée.
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La violation la plus flagrante du droit fondé sur des données historiques et du droit humain tout court consiste à enlever à certains peuples leur droit sur la terre qu'ils habitent, de sorte qu'ils soient contraints de changer de lieu. Les puissances victorieuses, à la fin de la Deuxième guerre mondiale, ont pris la décision d'imposer ce sort à des centaines de milliers d'hommes, et cela sous les conditions les plus dures; ce fait nous permet de mesurer combien peu elles avaient pris conscience de leur tâche de procéder à une réorganisation qui fût à peu près équitable et qui garantît un avenir prospère.
La situation où nous nous trouvons après la Deuxième guerre mondiale se caractérise par le fait qu'elle n'a été suivie d'aucun traité de paix. C'est uniquement par les accords ayant un caractère de trêves qu'elle a pris fin, et c'est bien parce que nous sommes incapables d'une réorganisation tant soit peu satisfaisante que nous sommes obligés de nous contenter de ces trêves, conclues selon les besoins du moment et dont personne ne peut prévoir l'avenir.