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L'engagement de Schweitzer

C'est le sens de ses responsabilités et le sentiment qu'il avait de pouvoir être efficace, c'est un "tu peux, donc tu dois" qui a déterminé Schweitzer, après de longues hésitations, à s'engager publiquement, politiquement, dans un combat contre la poursuite des expérimentations nucléaires et la course aux armements atomiques. Le 23 avril 1957, il lance sur les ondes de radio Oslo un Appel où il cherche à mobiliser l'opinion publique afin qu'elle pousse les grandes puissances à signer un accord qui mette fin à ces essais nucléaires, dont il lui a expliqué patiemment les dangers pour l'environnement et la santé. Ce premier Appel sera suivi un an après de trois autres, diffusés par la même Radio, les 28, 29 et 30 avril. Réunis dans un petit volume sous le titre Paix ou guerre atomique.

Il avait reçu quatre ans auparavant le Prix Nobel de la Paix, qui récompensait son oeuvre humanitaire à Lambaréné, et voilà l'usage "pacifiste" qu'il en faisait. Son montant avait servi à financer la construction du "Village-Lumière" pour les lépreux, mais la célébrité et l'autorité morale que ce Prix lui donnait ou  soulignait, il lui apparut qu'il pouvait, devait en "profiter" pour élever sa voix, puisqu'il avait une chance peut-être de se faire entendre mieux que d'autres. Nobel oblige!

Depuis des années, de nombreux amis et des personnalités influentes, comme le secrétaire général de l'ONU, Dag Hammarskjöld, le pressaient de prendre la parole en faveur de la paix. Il répondait toujours qu'il s'était juré de ne jamais s'immiscer dans le monde politique, qu'il ne voulait pas prendre parti pour l'un et l'autre camp, que son rôle se bornait à agir sur les consciences individuelles. Sans doute est-ce la mort d'Einstein, en 1955, qui ébranla le plus son apolitisme et le détermina à intervenir malgré tout. Il pensait que son ami Einstein était mort désespéré et qu'il devait à sa mémoire de peser maintenant de toutes ses forces dans la lutte contre le péril extrême que l'invention des armes atomiques faisait courir à l'humanité entière. Il fallut encore l'insistance et tout le talent diplomatique du publiciste américain Norman Cousins, qui séjourna plusieurs fois à Lambaréné et qui fin 1956 apporta un message de sympathie du président Eisenhower, pour décider le lauréat du Prix Nobel à passer enfin à l'acte, concrètement, en mettant au point une  stratégie efficace, car il n'était pas question d'improviser ou de "coups d'épée dans l'eau", il fallait une contestation argumentée et opportune, centrée sur un objectif précis, susceptible d'être atteint.

Inutiles les grandes déclarations générales, où l'on demanderait la paix en général. La lutte en vue du "royaume de la paix" ne peut progresser qu'à petits pas, qu'à petites victoires. De la part d'un penseur qui a fondé philosophiquement l'éthique du respect de la vie, on pourrait s'attendre à des discours "élevés" et moralisateurs, s'adressant à la conscience. Quand on lit les textes qu'il a consacrés à cette question de la paix,  au "problème de la paix dans le monde d'aujourd'hui", comme il disait plus justement, on est frappé, au contraire, par l'objectivité et la précision (en allemand: die Sachlichkeit) de ses analyses qui vont aux choses "telles qu'elles sont" et appréhendent les situations politiques dans toute leur complexité historique. Pas d'émotion apparente ou alors très maîtrisée, seulement en fin de démonstration. Pas même d'indignation, pas de tremblé dans la voix, mais le ton ferme d'un homme qui veut - et croit pouvoir - convaincre par la seule raison et l'enseignement des faits. Dans le texte de l'Appel de 1957 (que nous reproduisons in extenso, car il est inédit en volume), le lecteur recevra une véritable et longue leçon de physique nucléaire, avant d'entendre une exhortation à se mobiliser "avec perspicacité, sérieux et courage".