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La philosophie et la question du droit des animaux
« La philosophie et la question du droit des animaux », in Cahiers A.S. n°30 et dans l'anthologie « Humanisme et Mystique » (Albin Michel 1995), pp. 116-120
Version originale en anglais, dans International Journal of Animal Protection, 1936
Celui qui examine sérieusement le problème de la compassion pour les animaux sait qu'il est facile de prêcher les bons sentiments en termes généraux, mais infiniment plus difficile d'établir les règles de son application dans les cas concrets. Il ne s'agit pas uniquement de savoir dans quelles conditions l'existence ou le bien-être d'une créature peuvent être sacrifiés à l'existence et aux besoins des hommes, mais aussi de voir comment trancher la question du sacrifice d'une créature à une autre créature. Comment justifier, par exemple, que pour nourrir des oiseaux qu'on a recueillis on attrape des insectes? Quel principe invoquer pour décider le sacrifice d'une multitude d'êtres vivants au bénéfice d'une autre ainsi privilégiée?
L'éthique qui veut nous enseigner le respect et l'amour de toute vie doit en même temps nous ouvrir les yeux sans ménagements sur la nécessité, à laquelle on se trouve soumis de mille façons, de tuer et de nuire, et elle ne doit pas nous dissimuler les conflits qui en résultent sans cesse, pour peu que nous soyons des hommes lucides, résolus à penser ce que nous faisons.
Comme elle perçoit instinctivement les incroyables difficultés où s'embarrasse l'éthique, lorsqu'on étend la loi de l'amour à tous les êtres vivants, la philosophie européenne a toujours cherché, jusqu'à notre époque, à s'en tenir au principe de base, selon lequel l'éthique ne concerne que le comportement de l'homme envers ses semblables et la société, et à ne voir dans l'obligation d'étendre sa sollicitude à tout ce qui vit qu'un élément surajouté à l'édifice de la morale véritable. Certes, la philosophie ne peut ignorer qu'elle entre ainsi en contradiction avec notre sensibilité naturelle. Mais elle préfère cela, plutôt que de se risquer à s'engager dans une éthique de devoirs et de responsabilités sans frontières.
Toutefois elle s'accroche ainsi à une position perdue d'avance. La conscience ne peut se soustraire à une éthique de l'amour et du respect pour toute vie. Il faudra que la philosophie abandonne l'ancienne éthique aux limites étroitement humaines et qu'elle reconnaisse la valeur d'une éthique globale, élargie au-delà de l'humain. En revanche, les partisans de l'amour pour toute créature doivent bien mesurer les difficultés que soulève leur éthique et se résoudre à ne pas jeter un voile sur les inévitables conflits qui éprouvent chacun de nous.
Chercher dans tous les cas concrets une application de l'éthique du respect pour toute vie, telle est la lourde tâche qui s'impose à notre époque.