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Philosophie de la civilisation - Problématique

L’originalité philosophique de Schweitzer n’est pas seulement d’avoir élaboré la notion de “respect pour la vie”; elle est peut-être davantage, on finira par s’en rendre compte, d’avoir pensé les rapports entre “civilisation” et “éthique”, et cela concrètement, à tous les niveaux, du matériel au spirituel, des conditions économiques aux moyens et formes de l’éducation. Sa thèse: il croyait et, en philosophe, chercha à démontrer qu’une civilisation ne peut tenir et se développer que si les hommes, les individus, sont animés par des idées ou des idéaux éthiques, de justice, d’égalité, de dignité humaine.

Les moeurs (coutumes, habitudes, manières, règles de conduite collective, qui assurent, certes, une unité et une large cohésion sociale) ne suffisent pas à définir - et à faire exister - une civilisation. Du moins la civilisation moderne, dont ce serait justement la caractéristique, qu’elle n’est plus essentiellement une “civilisation des moeurs”, au sens où l’entendait Norbert Elias, mais qu’elle doit devenir une “civilisation de l’éthique”.

La modernité en cours et en bataille partout dans le monde, c’est quoi fondamentalement? C’est l’émergence de l’individu comme tel, ayant conscience de lui-même, de sa solitude et de sa liberté. Pour vivre son existence, il a besoin d’une éthique, il doit s’entendre sur une éthique qui lui donne des raisons d’aimer et de respecter la vie, en lui et en autrui. Les moeurs et la morale sont collectives, valent pour des hommes qui appartiennent à des ensembles sociaux déterminés, tribus, peuples, classes, et qui sentent, agissent, réagissent en tant que tels. L’éthique, par contre, est intérieure à l’individu, elle n’a d’assise qu’en lui et de sens que pour lui, qui existe seul (pour soi) ou aliéné dans la “foule solitaire”, dans les masses indéterminées (comme telles sans moeurs, passives, manipulées, manipulables, sans autre résistance que leur inertie).

Ainsi, en réfléchissant sur les rapports entre civilisation et éthique, en examinant la place, perdue ou à reconquérir, de l’éthique dans la civilisation, Schweitzer a-t-il abordé (et pas seulement abordé, mais révélé) un problème essentiel au vif de notre modernité. Il ne voyait peut-être pas clairement, comme il nous apparaît aujourd’hui, qu’en cette affaire il ne s’agissait de rien moins que du destin, des chances (et risques inouïs) de la modernité; c’est avec sa sensibilité, sa culture, son héritage de “protestant” qu’il avait pris la mesure de ce qui était là en jeu, dans son époque. Mais ne sait-on pas que c’est justement le protestantisme (la “Réforme”) qui marque le commencement de la modernité, qui fait entrer la civilisation européenne (philosophico-chrétienne) dans un progrès - un mouvement en avant - dont elle ne possède encore pas (toujours pas) la maîtrise?

Avec le protestantisme et le capitalisme, naissance de l’éthique, nécessité de l’éthique, pour élever (éduquer) l’individu et pour construire l’Etat (”comme une oeuvre d’art”, disait Jacob Burckhardt), l’Etat et la civilisation. L’oeuvre philosophique de Schweitzer, sa Kulturphilosophie (”philosophie de la civilisation”) s’inscrit sur cette ligne philosophique allemande (de “Kulturphilosophie” et “Kulturgeschichte”) tracée, d’un trait vigoureux, par des historiens et sociologues comme Jacob Burckhardt et Max Weber, Nietzsche aussi. On reste bien en famille protestante! C’est en référence à ces auteurs, qu’il connaît mieux, que le lecteur français devra aborder l’opus philosophique de Schweitzer, dont nous ne pouvons présenter ici, dans ce chapitre et le suivant, sur le “phénomène de décadence”, que quelques minces extraits.

Opus inachevé et pour plus de la moitié inédit. Un chantier sur lequel Schweitzer a construit, déconstruit, reconstruit, pendant près d’un demi siècle, de 1915 à la fin de sa vie. L’idée, les premières pièces, les premières notes remontent même à 1899, lors de son semestre d’études à Berlin, où il fréquenta un milieu d’intellectuels protestants et libéraux. En 1923, avant son deuxième départ pour Lambaréné, il publie Verfall und Wiederaufbau der Kultur (Décadence et reconstruction de la civilisation), un petit volume de 80 pages, le premier tome de sa Kulturphilosophie, suivi la même année de Kultur und Ethik, 400 pages, qui avec le temps a tendu à définir l’ensemble. Mais ce deuxième tome devait appartenir à une tétralogie comprenant encore un tomme III, Die Weltanschauung der Ehrfurcht vor dem Leben (”Le respect de la vie, fondement d’une conception du monde”), et un dernier sur l’idée de Kulturstaat, qui aurait touché à la question politique: quelle organisation sociale ou “morale”, quel Etat “civilisé” pour soutenir et faire entrer dans l’éducation, les moeurs, le Droit, l’éthique du respect de la vie et les principes humanitaires?

Pour toutes sortes de raisons, qui tiennent aux circonstances (manque de temps, autres urgences, surtout, dans les années 50, la lutte contre les expérimentations nucléaires), mais aussi, semble-t-il, à l’élargissement du champ de la recherche et à la résistance de la matière, Schweitzer n’a pas réussi à finir ses manuscrits et à s’occuper de les publier. Il était lancé dans une entreprise démesurée pour laquelle de toute façon une seule vie, même polarisée, n’aurait pas suffi! Après avoir examiné méthodiquement, époque par époque et à travers tous les grands auteurs, les différents rapports entre la civilisation, les conceptions du monde et l’éthique, dans toute l’histoire de l’humanité européenne, le philosophe était poussé à recommencer la même enquête sur d’autres civilisations, celle de l’Inde, celle de la Chine, et à s’interroger également sur la manière dont les grandes religions comprenaient, contenaient une éthique spécifique, marquée par “l’esprit du temps” et cependant à tendance ou vocation universelle. Schweitzer a publié Weltanschauung der indischen Denker (en français: “Les grands penseurs de l’Inde”), 1935; laissé à l’état manuscrit, sans polissage, une volumineuse Geschichte des chinesischen Denkens (”Histoire de la pensée chinoise”) et Kultur und Ethik in den Weltreligionen (”Civilisation et éthique dans les religions mondiales”). Publication posthume de ces deux oeuvres prévue pour 1997. Bien que s’inscrivant, comme nous l’avions dit, dans une tradition allemande (mais tout de même récente, “moderne”) de “Kulturphilosophie” et “Kulturgeschichte”, Schweitzer a dessiné un champ de recherche original et inépuisable, en faisant de l’éthique la pierre de touche philosophique servant à juger les différentes civilisations ou les différentes phases de chacune d’elles.

Dans son regard sur l’Afrique passe également cette même interrogation: qu’est-ce qui fait une civilisation et qu’est-ce qui en conditionne le développement? Et qu’est-ce qui, a contrario, la décompose? Schweitzer n’a rien écrit de philosophiquement systématique sur les cultures de l’Afrique, mais dans ses récits africains, dans ses Lettres de Lambaréné, on rencontre maintes réflexions sociologiques qu’on pourrait inclure dans sa thématique générale “Civilisation et éthique”; nous en avons, pour cette raison, cité ici quelques passages.

Qu’est-ce que la culture? demanda-t-on au “Docteur de Lambaréné”. La culture commence avec le fumier, aurait-il répondu. Explications: Celui qui amasse son fumier comprend que l’exploitation de la nature par l’homme a ses limites, que le cultivateur doit restituer au sol ce qu’il lui enlève. Dans une technique aussi élémentaire se manifestent déjà une économie, une prévoyance, un souci de l’avenir qui caractérise bien la civilisation. Quand Schweitzer a lancé cette boutade, peut-être revoyait-il les grands tas de fumier fumant à côté des maisons dans le Gunsbach de son enfance? Lors de la visite qu’il lui fit, Gilbert Cesbron remarqua malicieusement qu’Albert Schweitzer aurait fait, en d’autres circonstances, un excellent ministre de l’agriculture, un terrible ministre qui aurait eu des idées sur tout! Rien qu’en chemin, entre l’église et la gare du village, il le vit s’arrêter plusieurs fois pour discuter avec les gens de la moisson, réparer une brouette, aider à redresser une faux. Il expliquait le plan idéal d’une ferme et le modèle idéal du râteau. Il tempêtait contre les jeunes qui, au lieu de rentrer les foins, vont donner des coups de pied dans un ballon. Le Diable, pesta-t-il, a inventé le sport pour enrayer le christianisme et supprimer la petite paysannerie.

Dans ses analyses philosophiques comme dans ses improvisations, Schweitzer insistait sur la base matérielle et pratique de la civilisation, comme telle condition d’un développement spirituel ou culturel de l’individu. La lutte contre l’absence des moyens de vivre dignement est et demeure l’enjeu premier d’un projet de civilisation. Idéalisme? Oui, mais non par l’oubli du matériel ou de l’économique. (Voyez sa critique des conceptions irréalistes, car irrationalistes, de Gandhi.) Idéaliste - et humaniste et progressiste - sa “philosophie de la civilisation” en ce qu’il considérait que le développement matériel, la technologie et la croissance économique doivent être compris comme un moyen nécessaire, mais non comme un but en soi, une finalité infinie. N’est-ce pas d’actualité?

On trouvera peut-être étrange, d’abord, cette manière nette qu’a Schweitzer d’associer dans une définition civilisation et progrès: la civilisation “est” progrès, elle est la somme, la synthèse des progrès que réalisent les hommes, tant sur le plan matériel que dans le spirituel. Les hommes veulent normalement, naturellement, vivre heureux et dignes de l’être, ils veulent vivre mieux, avec plus de richesses et un plus juste partage des richesses, ils veulent la fin de l’exploitation et de l’oppression, plus de sécurité et que s’approche le règne de la paix. Mais les barbaries, les décadences, les sauvageries (retours de, accès de), les détresses, les reculs de la civilisation, les guerres et les catastrophes? C’est parce qu’existe justement en nous une volonté naturelle de progrès qu’on est sensible à tout ce qui le remet en cause, le compromet, le détruit, qu’on est critique et qu’on s’engage. On entend bien aujourd’hui que droite, gauche, deux partis s’opposent dans les luttes politiques: les progressistes et les...conservateurs? De fait, qui s’avoue réactionnaire, qui ne se veut progressiste? Dans les batailles idéologiques c’est à qui s’emparera des meilleurs mots... Quel sens resterait à la politique si elle n’était pas soutenue par une espérance de progrès? Et qu’espérer, sinon du progrès, sous une forme ou une autre? Aujourd’hui, on n’espère plus rien, on ne croit plus à des progrès pour demain et on n’attend rien de l’action politique? dangereux sentiments, anormaux, à vrai dire. Décadence, en effet. Il devient donc vital, une fois de plus, de créer des conditions pratiques et spirituelles qui redonnent du crédit à l’idée de progrès et simultanément à l’idée de civilisation et...au politique. Pourrait nous y aider la lecture de Schweitzer.

Quand on a édité la Kulturphilosophie en français, avec près de soixante ans de retard, on a bien fait de traduire Kultur par civilisation, et non par culture. Il faut se garder de confondre ces deux notions. Des ethnologues et des belles âmes ont reproché à Schweitzer de ne pas s'être intéressé à la culture des peuples gabonais, à leur médecine, à leur cuisine, à leurs coutumes, à leur mythologie. Il ne s'est pas donné la peine d'apprendre leur langue et il continuait à jouer du Bach sur son piano européen, au lieu d'adopter le tam-tam! On peut d'ailleurs toujours "s'intéresser" à des cultures exotiques, si on a des loisirs. Tout est intéressant, pour un esprit curieux, esthète ou scientifique. Mais là n'est pas vraiment la question. Schweitzer respectait la culture des Noirs. Il n'a pas touché à leurs coutumes. Il ne lui serait pas venu à l'idée de les "européaniser". Bien au contraire. Il regardait plutôt d'un mauvais oeil certains des Noirs qui étaient en train de "s'intellectualiser" et qui se mettaient à imiter, par leur langage et leur costume, la mode des "Blancs". Aspirant à vivre en ville et à occuper des emplois de bureau, ils s'éloignaient de leur culture première, ancestrale et rurale.

La création d'un hôpital à l'orée de la forêt vierge fut proprement un acte de civilisation - mais, comme on sait, l'originalité de Schweitzer, son trait de génie - ou tout simplement son pragmatisme -, ce fut de l'adapter aux us et coutumes des Noirs, en leur permettant de s'installer avec leur famille dans des cases, d'y faire eux-mêmes la cuisine et de vaquer à leurs occupations habituelles. L'hôpital - institution européenne - devint ainsi un village africain, où de fait coexistaient, se trouvaient confrontées et associées civilisation et culture. Civilisation venue d'Europe: l'action médicale, en tant qu'action à la fois technique (supposant une science) et morale, acte de dévouement à des êtres démunis et souffrants. En même temps pouvait être exigée une certaine participation, une reconnaissance du coeur et par le travail. En contrepartie de ce qu'ils recevaient, les Noirs valides étaient conviés à fournir une aide, dans l'intendance, sur les chantiers ou dans les vergers. Tu as reçu: tu dois pouvoir donner quelque chose en retour. Logique du don et du contre-don, afin que nul, de quelque côté qu'il se trouve, ne se sente ou humilié ou frustré. Cette logique psychologique élémentaire fonde l'éthique élémentaire de la réciprocité. Chacun a besoin de rendre quelque chose en échange de ce qu'il a reçu, n'en serait-ce qu'une infime partie, ne serait-ce que d'une manière toute symbolique, à travers un geste ou un mot de remerciement. Etre "civilisé" (ne point être une brute ou un grossier personnage), c'est être attentif à l'Autre (individu ou groupe ou culture), c'est se placer, s'orienter dans l'infinie réciprocité des devoirs, se montrer prévenant et responsable.

Une civilisation est humaniste ou elle ne mérite pas d'être considérée comme une civilisation. Alors qu’une culture - au sens anthropologique du terme - peut être barbare ou renfermer des éléments de barbarie, comme lorsqu'elle autorise ou institue même des pratiques cruelles, sacrifices sanglants, meurtres rituels, mutilations, peine de mort. De telles cultures, en contradiction avec les principes de la civilisation, ne doivent pas être légitimées et respectées a priori, dans leurs différences, pour le seul motif qu’elles existent. Il faut essayer de les civiliser, par les moyens - pacifiques - de la civilisation.

En revanche, lorsque dans les différentes cultures existantes rien ne contrevient aux valeurs de la civilisation, il y a tout lieu de respecter leur pluralité et la singularité de chacune. Si les valeurs et les formes de la civilisation ont pour sens d'unir l'humanité - si être civilisé et pouvoir être pleinement homme, c'est la même chose -, on ne saura, par ailleurs, que se réjouir d'autant mieux des infinies différences culturelles, en souhaitant leur maintien partout dans le monde.

Il y a autant de cultures que de groupes humains, que de peuples, que de langues, que de territoires et de terroirs. Chaque groupe ou collectivité qui dure tend à élaborer à son usage quelques règles de fonctionnement et de mémoire, un code, une tradition, des habitudes, des anniversaires, une complicité et une convivialité, le tout, s'il prend forme, constituant ce qu'on peut bien appeler une "culture". Ce concept s'étend - et se dilue - aujourd'hui à tel point qu'on en vient à parler de culture locale, municipale ou de "culture d'entreprise". Ce qui est certainement abusif! Quoi qu'il en soit, une identité culturelle, nationale ou régionale, nationale et régionale, rien de plus naturel! Il est souhaitable que tous les hommes puissent, là où ils se trouvent, garder, préserver et développer, cultiver leur culture, comme ils l'entendent. Que chaque individu ou chaque groupe puisse jouir de son identité culturelle et que lui soient accordés les moyens de l'exprimer, voilà une question de principe, de principe éthique ou principe de civilisation. On jugera justement une civilisation au destin qu'elle réserve, en son sein, en son empire, à ses multiples cultures.

Nous ne devons pas prendre notre culture pour la civilisation ni la civilisation pour une simple culture. De cette confusion proviennent beaucoup d'agitation et beaucoup de vains et parfois meurtriers tourments.