Thèmes

Sensibilité

Comme toujours chez Schweitzer (et chez d'autres penseurs) la sensibilité - et on pourrait dire aussi la vie - a précédé l'intelligence théorique. A Gunsbach, l'enfant, de lui-même, ajoutait à la prière du soir quelques mots pour demander que Dieu protège également les animaux, qu'ils "protège et bénisse tout ce qui respire". C'est sans doute son enracinement rural, son enfance passée à la campagne, dans le petit village d'une vallée vosgienne, qui a donné à Schweitzer très tôt et pour toujours une connaissance effective, quotidienne, "naturelle", de la vie animale, une expérience et une sensibilité ainsi irremplaçable, qui s'est répercutée profondément dans son oeuvre, au coeur de sa philosophie même, et qui le distingue immédiatement de tous ceux qui, comme son petit-cousin Jean-Paul Sartre, par exemple, ont "grandi dans une bibliothèque" et se sont élevés dans les seuls "mots", sans jamais voir de près et toucher, caresser ou aussi frapper, une bête. Aussi peut-on affirmer doctement que Schweitzer ne serait pas devenu le penseur de l'éthique du respect pour la vie, s'il avait eu une enfance...différente, citadine et bourgeoise.

Les animaux à la campagne, "au milieu" des hommes - vie qui veut vivre "au milieu" de la vie qui veut vivre -, et aussi, à l'époque, les animaux en ville, les chevaux, bêtes de trait. Schweitzer, que le spectacle d'un vieux cheval boiteux mené à l'abattoir rendait déjà malade à Gunsbach, était bouleversé par leur condition dans les rues de Strasbourg, de Paris ou de Barcelone.

Du haut de sa chaire en l'église Saint-Nicolas, le jeune pasteur dénonce, sur la foi d'un article de journal, les procédés barbares employés dans les abattoirs de la ville de Strasbourg et il fait part à ses paroissiens d'une conversation qu'il a eue avec un charretier, livreur de charbon, un brave homme, contraint de malmener son cheval. Le pasteur montre le mal qui règne partout dans le monde et tout près de chez nous, dans nos rues et derrière nos murs, et pourtant, explique-t-il, les hommes ne sont pas ou rarement méchants, mais faibles.

A Barcelone, la même année, il s'affligea de voir ses amis courir à la corrida et menaça de descendre d'une calèche si le cocher n'arrêtait pas de maltraiter son attelage.

Tous ceux qui aujourd'hui dénoncent certaines chasses sportives ou traditionnelles, les vivisections et "le grand massacre" que constitue l'élevage intensif en batterie ("illustration du naufrage éthique et spirituel des sociétés industrialisées") pourraient se reconnaître dans ce que Schweitzer a écrit il y a longtemps déjà, au début du siècle. Des militants illustres de ce combat marginal, comme Alfred Kastler ou Théodore Monod, le connaissaient personnellement et furent de ses amis.