Problème de la Paix

01. Analyse

Information et argumentation

Sa bibliothèque « scientifique » à Lambaréné comprenait une soixantaine d’ouvrages récents, dont les éditions s’échelonnaient de 1947 à 1963. Dix ouvrages en français, deux en anglais, le reste en allemand. A cela il faut ajouter des articles de revue et sur l’actualité nucléaire un abondant dossier de presse. Comme il a toujours eu l’habitude de souligner et d’annoter des passages dans les livres qu’il lisait, on (Benedictus Winnubst, auteur de Das Friedensdenken Albert Schweitzers, Amsterdam, 1974) a pu compter que de toute cette « littérature nucléaire » il avait lu 33 ouvrages en entier et parcouru les autres. Le plus gros travail de lecture et de documentation date de 1957 et 1958, années de la rédaction des Appels, mais il avait commencé bien avant et il continua à s’y intéresser après, ainsi que l’atteste sa correspondance. On (Harald Steffahn, dans sa biographie, Rowolts Monographien, 1979) a dit que l’effort intellectuel que l’octogénaire avait ainsi fourni se laissait comparer, toutes proportions gardées, à celui accompli entre 1905 et 1910, pour mener à terme ses études de médecine.

De tous les arguments qu’il rassemble, les moraux et les philosophiques tiennent le moins de place; les plus développés sont d’ordre scientifique et juridique. Sur les effets des rayonnements et la nuisance des retombées radioactives, le médecin donne les informations les plus pointues, en se référant à toutes les recherches en cours. Il a le souci didactique de vulgariser, sans simplifier, des connaissances difficiles qu’il importe maintenant d’enlever au monopole des spécialistes et d’intégrer dans une culture humaniste générale. Les faits doivent parler d’eux-mêmes et édifier le public, l’opinion publique. Seule la pression d’une opinion publique éclairée pourra changer les raisons d’Etat, les « logiques » des gouvernants et donner à ceux-ci le courage de s’opposer aux intérêts économiques des marchands. Schweitzer ne conçoit ainsi pas d’autre espérance que par la démocratie.

L’argument qu’il répète inlassablement, surtout dans la correspondance, où il faut aller vite à l’essentiel, est de droit: l’emploi des armes atomiques, en cas de guerre, et même en temps de paix les essais nucléaires sont contraires au Droit des gens, car ces armes atteignent, autant que les combattants, la population civile, même celle qui, au-delà de la frontière, n’est pas impliquée dans le conflit et même, par les effets génétiques de la radioactivité, des générations non encore nées. Naïveté? Foi en la raison? Schweitzer croit à la force de persuasion de cet argument. Il conseille vivement à son ami Pablo Casals (cf. Lettre du 3.10.1958) de l’utiliser, lorsqu’il donnera un concert devant l’assemblée générale de l’ONU. Les Etats civilisés reconnaissent formellement le droit des gens et ne pourront poursuivre longtemps une politique insensée qui le contredit. L’opinion publique, du moins, ne le permettra pas. On en viendra donc à arrêter des expérimentations coûteuses et dangereuses pour tout le monde, pour le monde même, et puis l’humanité s’unissant ira plus loin, elle abolira ces armes funestes. Les Etats se rendront compte, d’ailleurs, qu’ils ne peuvent se servir des armes atomiques dans les conflits localisés qui continueront à se multiplier. Non seulement l’idéalisme, mais le réalisme et le pragmatisme sortiront les hommes de l’impasse du nucléaire. Il n’est permis de désespérer ni au théologien, qui croit en Dieu, ni au philosophe, qui croit en la raison.

Avec ces quatre Appels qui furent des interventions publiques, consciencieusement, savamment, préparées, Schweitzer avait jeté les graines, non d’un pacifisme, mais d’une pensée de la paix pour la situation mondiale du moment. Il faudra un jour écrire l’histoire détaillée de la résistance aux essais nucléaires et à l’armement atomique et, en particulier, mesurer le rôle qu’y a joué Schweitzer, l’influence qu’il a exercée, savoir s’il a réellement, efficacement, pu contribuer à faire reculer la pratique des essais et si sa parole a été pour quelque chose dans l’acheminement vers l’Accord de Moscou que les trois puissances nucléaires de l’époque, l’Union Soviétique, les USA et la Grande-Bretagne, avaient conclu le 25 juillet 1963 et qui stipulait l’arrêt des expérimentations nucléaires, dans l’air et dans l’eau, mais non sous terre? Sceptique, on peut se demander si les politiques de désarmement, quand elles arrivent, n’obéissent pas à d’autres raisons, qui n’ont que peu de rapports avec les mouvements « pacifistes » et l’état d’une opinion publique qu’on sait labile et manipulable ?

Dans le dernier texte connu qu’il a consacré à cette question – Le chemin de la paix, aujourd’hui -, daté de Lambaréné, 3 août 1963, il salue cet Accord, dit y voir comme une aurore, mais…le soleil n’est pas encore levé. Il termine sur un ton énergique, en appelant les peuples « en tant que tels » à se mobiliser contre les armes atomiques, s’ils veulent effectivement en être débarrassés un beau jour. Dans deux lettres parallèles, envoyées le 25 août, il félicita Kennedy et Chruschtschow pour leur largeur de vue et leur courage politique. Enfin, un rayon de lumière dans les ténèbres… C’était le seul, modeste, lyrisme qu’il se permettait en cet instant. Mince, mais tenace se maintenait en lui, à 88 ans, le principe espérance.

L'engagement de Schweitzer

C’est le sens de ses responsabilités et le sentiment qu’il avait de pouvoir être efficace, c’est un « tu peux, donc tu dois » qui a déterminé Schweitzer, après de longues hésitations, à s’engager publiquement, politiquement, dans un combat contre la poursuite des expérimentations nucléaires et la course aux armements atomiques. Le 23 avril 1957, il lance sur les ondes de radio Oslo un Appel où il cherche à mobiliser l’opinion publique afin qu’elle pousse les grandes puissances à signer un accord qui mette fin à ces essais nucléaires, dont il lui a expliqué patiemment les dangers pour l’environnement et la santé. Ce premier Appel sera suivi un an après de trois autres, diffusés par la même Radio, les 28, 29 et 30 avril. Réunis dans un petit volume sous le titre Paix ou guerre atomique.

Il avait reçu quatre ans auparavant le Prix Nobel de la Paix, qui récompensait son oeuvre humanitaire à Lambaréné, et voilà l’usage « pacifiste » qu’il en faisait. Son montant avait servi à financer la construction du « Village-Lumière » pour les lépreux, mais la célébrité et l’autorité morale que ce Prix lui donnait ou soulignait, il lui apparut qu’il pouvait, devait en « profiter » pour élever sa voix, puisqu’il avait une chance peut-être de se faire entendre mieux que d’autres. Nobel oblige!

Depuis des années, de nombreux amis et des personnalités influentes, comme le secrétaire général de l’ONU, Dag Hammarskjöld, le pressaient de prendre la parole en faveur de la paix. Il répondait toujours qu’il s’était juré de ne jamais s’immiscer dans le monde politique, qu’il ne voulait pas prendre parti pour l’un et l’autre camp, que son rôle se bornait à agir sur les consciences individuelles. Sans doute est-ce la mort d’Einstein, en 1955, qui ébranla le plus son apolitisme et le détermina à intervenir malgré tout. Il pensait que son ami Einstein était mort désespéré et qu’il devait à sa mémoire de peser maintenant de toutes ses forces dans la lutte contre le péril extrême que l’invention des armes atomiques faisait courir à l’humanité entière. Il fallut encore l’insistance et tout le talent diplomatique du publiciste américain Norman Cousins, qui séjourna plusieurs fois à Lambaréné et qui fin 1956 apporta un message de sympathie du président Eisenhower, pour décider le lauréat du Prix Nobel à passer enfin à l’acte, concrètement, en mettant au point une stratégie efficace, car il n’était pas question d’improviser ou de « coups d’épée dans l’eau », il fallait une contestation argumentée et opportune, centrée sur un objectif précis, susceptible d’être atteint.

Inutiles les grandes déclarations générales, où l’on demanderait la paix en général. La lutte en vue du « royaume de la paix » ne peut progresser qu’à petits pas, qu’à petites victoires. De la part d’un penseur qui a fondé philosophiquement l’éthique du respect de la vie, on pourrait s’attendre à des discours « élevés » et moralisateurs, s’adressant à la conscience. Quand on lit les textes qu’il a consacrés à cette question de la paix, au « problème de la paix dans le monde d’aujourd’hui », comme il disait plus justement, on est frappé, au contraire, par l’objectivité et la précision (en allemand: die Sachlichkeit) de ses analyses qui vont aux choses « telles qu’elles sont » et appréhendent les situations politiques dans toute leur complexité historique. Pas d’émotion apparente ou alors très maîtrisée, seulement en fin de démonstration. Pas même d’indignation, pas de tremblé dans la voix, mais le ton ferme d’un homme qui veut – et croit pouvoir – convaincre par la seule raison et l’enseignement des faits. Dans le texte de l’Appel de 1957 (que nous reproduisons in extenso, car il est inédit en volume), le lecteur recevra une véritable et longue leçon de physique nucléaire, avant d’entendre une exhortation à se mobiliser « avec perspicacité, sérieux et courage ».

02. Textes à l'appui

Appel contre les essais atomiques, 23 avril 1957

Premier Appel contre les expérimentations de bombes atomiques, Radio Oslo, 23 avril 1957
Depuis le 1er mars 1954, des bombes à hydrogène ont été expérimentées par les Américains à Bikini (l’une des îles Marshall du Pacifique) et par les Russes en Sibérie. Nous savons qu’expérimenter des armes atomiques ou des armes non-atomiques, c’est chose fort différente.
Autrefois, quand on essayait un nouveau type de canon géant, tout se terminait avec le tir.

Après l’explosion d’une bombe à hydrogène, ce n’est pas le cas. Il reste quelque chose dans l’atmosphère, à savoir un nombre incalculable de particules radioactives, émettant des rayons radioactifs. Il en a été ainsi pour les bombes à uranium qui furent jetées sur Nagasaki et Hiroshima, et pour d’autres qui furent essayées depuis. Mais comme ces bombes étaient plus petites et avaient moins d’effet que les bombes à hydrogène, on n’y a guère prêté attention.

Les résultats
Étant donné que les rayons radioactifs, en quantité et énergie suffisantes, ont des effets nuisibles sur le corps humain, on a commencé à discuter si les radiations résultant des explosions ayant déjà eu lieu représentaient un danger qu’accroîtraient de nouvelles explosions.
Au cours des trois ans et demi qui se sont écoulés depuis lors, des représentants des sciences physiques et médicales ont étudié le problème. Des observations ont été faites sur l’existence, la distribution, l’origine et la nature de la radiation. Les processus par lesquels le corps humain est affecté de façon nuisible ont été analysés.

Les données rassemblées, quoique loin d’être complètes, nous permettent de conclure que la radiation résultant des explosions ayant déjà eu lieu représente un danger pour l’espèce humaine, danger qu’il ne faut pas sous-estimer; et que d’autres explosions de bombes atomiques accroîtront ce danger jusqu’à un point alarmant.

Cette conclusion a été exprimée de façon répétée, surtout durant les quelques derniers mois. Mais, si étrange que cela puisse paraître, l’opinion publique n’en a pas été influencée dans la mesure où on aurait pu s’y attendre. Les gens et les peuples ne s’en sont pas émus jusqu’à accorder à ce danger l’attention que, malheureusement, il mérite. Il faut le leur démontrer et le leur exposer clairement.

Je joins ma voix à ceux qui ont récemment estimé de leur devoir d’agir, par la parole et par l’écrit, pour avertir du danger. Mon âge, et la sympathie que je me suis assurée en préconisant l’idée du respect de la vie, me permettent d’espérer que mon appel pourra contribuer à ouvrir la voie à l’examen approfondi de la question, examen si instamment nécessaire.

Je tiens à remercier la Station de radio Oslo, la ville du Prix Nobel de la Paix, qui permet à ce que j’ai à dire d’atteindre des lieux si éloignés.

Radioactivité
Qu’est-ce que la radioactivité ?

Elle consiste en l’apparition de rayons qui diffèrent de ceux de la lumière en ce qu’ils sont invisibles et qu’ils peuvent passer, non seulement à travers le verre, mais aussi à travers de minces couches de métal et à travers les corps des animaux. Les rayons de ce genre furent découverts pour la première fois en 1895 par le physicien Wilhelm Roentgen, de Munich, et reçurent son nom.

En 1896, le physicien français Henri Becquerel démontra que les rayons de ce genre existaient dans la nature : ils sont émis par l’uranium, élément connu depuis 1786. En 1898, Pierre Curie et sa femme découvrirent dans la pechblende (minerai d’uranium) le radium, élément fortement radioactif.

La joie causée par fait que de tels rayons étaient à la disposition de l’humanité fut tout d’abord sans mélange. On s’aperçut qu’ils influençaient les cellules rapidement croissantes et se détruisant relativement vite, qui existent dans les tumeurs malignes et les sarcomes. Exposées à maintes reprises à ces rayons pendant une longue période, ces cellules sont détruites.

Mais au bout d’un certain temps, on découvrit que la destruction de cellules cancéreuses ne signifiait pas toujours la guérison du cancer ; et on s’aperçut également que les cellules normales de l’organisme étaient sérieusement endommagées si elles étaient exposées trop longtemps aux rayons radioactifs.

Quand Mme Curie, après avoir traité du minerai d’uranium pendant quatre ans, tint enfin le premier gramme de radium dans sa main, il apparut sur sa peau des lésions qu’aucun traitement n’a pu guérir. Avec les années, son état empira continuellement à cause d’une maladie provoquée par les rayons radioactifs, lesquels avaient endommagé la moelle de ses os et, par là, son sang. En 1934, la mort mit fin à ses souffrances.

Pendant de nombreuses années, nul ne se rendit compte du risque que représentaient les rayons X pour ceux qui y étaient constamment exposés, et des centaines de médecins et d’infirmières ont contracté, par leur appareil de rayons X, des maladies incurables menant à une mort lente.

Nature des rayons
Les rayons radioactifs sont matériels. C’est sous cette forme que l’élément radioactif émet constamment, et avec force, de minuscules particules. Il existe trois sortes de rayons radioactifs. On les nomme par les trois premières lettres de l’alphabet grec : alpha, bêta et gamma. Les rayons gamma sont les plus durs et ceux qui ont l’effet le plus fort.

La raison pour laquelle le éléments émettent des rayons radioactifs, c’est qu’ils sont dans un état constant de désintégration ; leur radioactivité est l’énergie libérée petit à petit. Outre l’uranium et le radium, il existe quelques autres éléments qui sont radioactifs, mais fort peu.

A la radiation émise par les éléments de la couche terrestre s’ajoute celle qui vient de l’espace, dans la mesure où elle nous parvient. Heureusement, la couche d’air de 400 km d’épaisseur qui entoure la Terre nous protège de cette radiation ; seule, une très petite fraction en parvient jusqu’à nous. Si elle atteignait la terre avec son intensité complète, toute vie serait annihilée.

Nous sommes donc continuellement exposés à la radiation radioactive provenant de la Terre et de l’espace. Cependant, elle est si faible qu’elle ne nous nuit pas. De plus fortes sources de radiations, comme par exemple les rayons X et le radium, ont, nous le savons, des effets nuisibles si l’on y est exposé pendant un certain temps.

Les rayons radioactifs sont, comme je l’ai dit, invisibles. Comment pouvons-nous dire qu’ils sont là et quelle est leur force ?
Grâce au physicien allemand Hans Geiger, qui mourut en 1945 victime des rayons X, nous avons un instrument qui permet cela : cet instrument est appelé compteur Geiger, il consiste en un tube de métal contenant de l’air raréfié; à l’intérieur se trouvent deux électrodes de métal entre lesquelles existe une forte différence de potentiel ; les rayons radioactifs agissant sur le tube provoquent une décharge entre les deux électrodes. Plus la radiation est énergique, plus vite les décharges se suivent. Un petit dispositif relié au tube rend la décharge audible. Le compteur de Geiger exécute un véritable roulement de tambour quand les décharges sont fortes.

Les bombes
Il existe deux genres de bombes atomiques : les bombes à uranium et les bombes à hydrogène. L’effet d’une bombe à uranium est dû à un processus libérant l’énergie par fission de l’uranium. Dans la bombe à hydrogène, la libération d’énergie provient de la transformation d’hydrogène en hélium. Il est intéressant de noter que ce processus est le même que celui qui se produit dans le centre du soleil et lui fournit son énergie sans cesse renouvelée qu’il émet sous forme de lumière et de chaleur.

En principe, l’effet des deux bombes est le même. Mais, d’après diverses estimations, l’effet d’une des plus récentes bombes à hydrogène est deux cents plus fort que celui de la bombe qui fut jetée sur Hiroshima.

A ces deux bombes a été récemment ajoutée la bombe au cobalt, genre de super-bombe atomique. C’est une bombe à hydrogène entourée d’un revêtement de cobalt. On a estimé que l’effet de cette bombe était bien des fois plus grand que celui des bombes à hydrogène faites jusqu’à présent.

L’explosion d’une bombe atomique crée un nombre inconcevablement grand de particules excessivement petites de radioéléments qui se désintègrent, comme l’uranium ou le radium. Certaines de ces particules se désintègrent très rapidement, d’autres plus lentement, et certaines d’entre elles extraordinairement lentement.

Parmi ces éléments, les plus énergiques cessent d’exister dix secondes seulement après l’explosion de la bombe. Mais, dans ce bref laps de temps, ils peuvent tuer une grande masse de gens dans un cercle de plusieurs kilomètres.

Ce qui reste ensuite, ce sont les éléments les moins puissants. Pour le moment, c’est à ceux-là que nous avons affaire. C’est du danger des rayons radioactifs, relativement faibles, qu’ils émettent, que nous devons nous rendre compte.

Parmi ces éléments qui se désintègrent continuellement, certains subsistent pendant des heures, d’autres pendant des semaines, ou des mois, ou des années, ou des millions d’années.

Nuages radioactifs
Ils flottent dans la couche supérieure de l’atmosphère, sous forme de nuages de poussière radioactive. Les particules les plus lourdes tombent les premières : celles qui sont plus légères resteront plus longtemps dans l’atmosphère, ou retomberont avec la pluie et la neige.
Combien de temps il faudra pour que tout ce qui a été projeté dans les airs par les explosions ayant déjà eu lieu ait disparu, nul ne peut le dire avec certitude. D’après certaines estimations, cela ne se produira pas avant trente ou quarante ans d’ici. Etant enfant, j’ai vu comment la poussière projetée en l’air en 1883 par l’éruption volcanique de l’île de Krakatoa était visible deux ans après, à un point tel que les couchants en revêtaient une splendeur extraordinaire.

Mais ce que nous pouvons dire avec certitude, c’est que les nuages radioactifs seront constamment entraînés par les vents autour du globe et qu’une partie de la poussière, de par son propre poids ou précipitée par la pluie, la neige, le brouillard et la rosée, tombera petit à petit sur la surface de la Terre, sur le sol, sur les rivières et les océans.

Nature des particules
De quelle nature sont ces éléments radioactifs, dont les particules ont été entraînées en l’air par l’explosion des bombes atomiques et qui retombent maintenant ?

Ils représentent d’étranges variantes des éléments non-radioactifs ordinaires ; ils ont les mêmes propriétés chimiques, mais un poids atomique différent. Leurs noms sont toujours suivis de leurs poids atomiques. Le même élément peut exister sous plusieurs variantes radioactives. En plus de l’iode-131, qui ne vit que 16 jours, il existe l’iode-129, qui vit pendant 200 millions d’années.

De dangereux éléments de ce genre sont le phosphore-32, le calcium-45, l’iode-131, le fer-55, le bismuth-210, le plutonium-239, le cérium-144, le strontium-89, le césium-137. Au cas où la bombe hydrogène est recouverte de cobalt, il faut y ajouter le cobalt-60. Les éléments qui combinent une longue vie avec une radiation relativement forte sont particulièrement dangereux. Parmi ceux-ci, le strontium-90 occupe la première place ; il est présent en très grande quantité dans la poussière radioactive. Le cobalt-60 doit également être mentionné comme particulièrement dangereux.

Pénétration des radiations
La radioactivité atmosphérique, accrue par ces éléments, ne nous nuira pas de l’extérieur, n’étant pas assez forte pour pénétrer dans la peau. Tout autre est le cas de la respiration, par laquelle les éléments radioactifs peuvent entrer dans notre organisme. Mais le danger qu’il faut souligner par-dessus tout, c’est celui qui provient du fait que nous buvons de l’eau radioactive, et que nous mangeons des aliments radioactifs, par suite de la radioactivité accrue de l’atmosphère. A la suite des explosions de Bikini et de Sibérie, la pluie tombant sur le Japon a, de temps en temps, été si radioactive que l’eau de pluie n’était plus buvable. Et ce n’est pas tout : des rapports sur des pluies radioactives nous viennent de toutes les parties du monde où les analyses ont été faites récemment. En plusieurs endroits, l’eau s’est montrée si radioactive qu’on ne pouvait la boire. L’eau de puits ne devient fortement radioactive qu’après de longues périodes de fortes pluies.

Partout où on trouve de l’eau radioactive, le sol l’est également – et à un degré plus élevé. Le sol est rendu radioactif non seulement par l’eau de pluie, mais aussi par la poussière radioactive qui tombe d’elle-même.

Et en même temps que le sol, la végétation deviendra, elle aussi, radioactive. Les éléments radioactifs déposés sur le sol passent dans les plantes où ils s’accumulent. Ceci est important, car, par ce processus, il est possible que nous soyons menacés par une quantité considérable d’éléments radioactifs. Ceux qui se trouvent dans l’herbe une fois qu’elle est mangée par les animaux dont la viande est utilisée pour l’alimentation, seront absorbés et accumulés dans notre organisme.

Dans le cas des vaches, l’absorption se fait par l’intermédiaire du lait que nous buvons. De cette manière, même de petits enfants courent le risque d’absorber des éléments radioactifs, qui sont particulièrement dangereux pour eux.

Quand nous mangeons des légumes et des fruits, les éléments radioactifs qui y sont accumulés nous sont transmis.

Accumulation
Il a été clairement démontré ce qu’implique cette accumulation de matières radioactives par les observations faites quand on a analysé une fois la radioactivité de la rivière Columbia, aux Etats-Unis.

Cette radioactivité était causée par les usines atomiques d’Hanford, qui produisent de l’énergie atomique pour des buts industriels et qui rejettent leurs eaux usées dans la rivière. La radioactivité de l’eau de la rivière était insignifiante mais la radioactivité du plancton de la rivière était 2000 fois plus forte ; celle des canards mangeant du plancton 40 000 fois plus forte, celles des poissons 150 0000 fois plus forte. Chez les jeunes hirondelles, nourries d’insectes attrapés par leurs parents sur la rivière, la radioactivité était 500 000 fois plus forte ; et dans le jaune des œufs des oiseaux aquatiques, plus d’un million de fois plus forte.

Les effets
De sources officielles ou non, on nous a assurés bien des fois que l’accroissement de la radioactivité de l’atmosphère ne dépasse pas la quantité que le corps humain peut tolérer sans le moindre effet nuisible. Mais c’est là esquiver le problème. Même si nous ne sommes pas directement affectés par les matières radioactives de l’air, nous sommes indirectement affectés par ce qui est tombé, par ce qui tombe et qui tombera. Nous absorbons cela par l’eau potable radioactive et par les aliments animaux et végétaux, dans la mesure où les éléments radioactifs sont stockés dans la végétation de la région dans laquelle nous vivons.

Malheureusement pour nous, la nature accumule ce qui tombe de l’atmosphère. Dans la radioactivité de l’air créée par l’explosion de bombes atomiques, rien n’est insignifiant au point de ne pouvoir à la longue devenir un danger pour nous, en accroissant la quantité de radioactivité accumulée dans nos corps.

Ce que nous absorbons de radioactivité ne se répand pas de façon égale dans tous nos tissus cellulaires. Elle se dépose dans certaines parties du corps, surtout dans le tissu osseux, ainsi que dans la rate et le foie. Ce qui manque en force à la radioactivité est compensé par la durée. Elle agit nuit et jour sans interruption.

Maladies causées
Comment la radioactivité affecte-t-elle les cellules d’un organisme? En devenant ionisées, c’est-à-dire électriquement chargées. Ce changement signifie que les processus chimiques qui permettent aux cellules de faire leur travail ne fonctionnent plus comme ils le devraient. Les cellules alors ne peuvent plus accomplir les tâches qui sont d’une importance vitale pour nous. Nous devons également nous rappeler qu’un grand nombre de cellules d’un organisme peuvent dégénérer ou mourir par suite de la radiation.

Quelles sont les maladies causées par la radiation interne? Les mêmes que l’on sait causées par la radiation externe. Ce sont principalement des maladies graves du sang. Les cellules de la moelle rouge des os, où se forment les globules rouges et les globules blancs, sont très sensibles aux rayons radioactifs. Si ces cellules sont endommagées par la radiation, elles produiront trop peu de corpuscules du sang ou bien des corpuscules anormaux en pleine dégénérescence. Dans les deux cas, cela conduit à des maladies du sang et, le plus souvent, à la mort. Ce sont ces maladies qui ont tué les victimes des rayons X et du radium.

C’est une de ces maladies qui a atteint les pêcheurs japonais qui furent surpris à bord de leurs bateaux par des cendres radioactives tombant à 150 km de Bikini après l’explosion d’une bombe à hydrogène. Gens solides et relativement peu atteints, ils furent tous maintenus en vie à l’exception d’un d’entre eux par des transfusions sanguines continues.

Dans le cas que nous avons cités, la radiation venait de l’extérieur. Il est malheureusement très probable que la radiation interne atteignant la moelle des os – et cela pendant des années – aura le même effet, étant donné surtout que la radiation va du tissu osseux à la moelle des os. Comme je l’ai dit, les éléments radioactifs sont de préférence stockés dans le tissu osseux.

Effet génétique
Ce n’est pas seulement notre santé qui est menacée par la radiation interne, c’est aussi celle de nos descendants. Le fait est que les cellules des organes reproducteurs sont particulièrement vulnérables à la radiation qui attaque le noyau cellulaire à un tel point qu’on peut le voir au microscope.

Le profond dégât infligé à ces cellules a ses répercussions sur nos descendants. Il provoque la naissance d’enfants mort-nés ou de bébés ayant des malformations mentales ou physiques.

A ce sujet, nous pouvons également nous référer aux effets connus de la radiation provenant de l’extérieur. C’est un fait – même si les statistiques publiées par la presse doivent être vérifiées – qu’à Nagasaki, durant les années qui ont suivi la chute de la bombe atomique, on a observé un nombre anormalement élevé d’enfants mort-nés et d’enfants malformés.

Pour découvrir comment la radiation radioactive a affecté la postérité, on a fait des études comparatives entre les descendants des médecins ayant utilisé des appareils de rayons X pendant des années et ceux de médecins qui ne s’en sont pas servi. Cette étude a porté sur environ 3000 médecins dans chaque groupe. On a trouvé une différence notable : parmi les descendants de radiologues, on a trouvé 14,03 pour mille de mort-nés, alors que pour les non-radiologues on ne constatait que 12,22 pour mille ; dans le premier groupe, 6,01% des enfants avaient des défauts congénitaux, alors qu’il n’y en avait que 4,82% parmi le second groupe. Le nombre d’enfants sains dans le premier groupe était de 80,42% ; ce nombre, dans l’autre groupe, était nettement supérieur : 83,23%.

Il faut se rappeler que la radiation interne, même la plus faible, peut avoir des effets nuisibles sur nos descendants.

D’après les lois de la génétique, l’effet total du mal fait aux descendants d’ancêtres ayant été exposés aux rayons radioactifs n’apparaîtra pas d’emblée dans les générations qui nous suivent immédiatement ; le plein effet n’apparaîtra que 100 à 200 ans plus tard.

Dans la situation actuelle, nous ne pouvons citer maintenant des cas de dommages sérieux causés par la radiation interne ; dans la mesure où une telle radiation existe, elle n’est pas suffisamment forte et n’a pas duré assez longtemps pour avoir causé le dommage indiqué. Tout ce que nous pouvons c’est, à partir des effets nuisibles connus comme ayant été causés par la radiation externe, déduire les effets que nous devons attendre dans l’avenir de la radiation interne.

Même si cette dernière n’est pas si forte que la radiation externe, elle peut pourtant peu à peu le devenir, car elle agit continuellement pendant des années et atteint ainsi une puissance qui peut conduire aux mêmes effets que les rayons, en soi plus forts, qui viennent de l’extérieur. Leurs effets s’additionnent.

Nous devons également nous souvenir que la radiation interne, à la différence de celle qui vient de l’extérieur, n’a pas à pénétrer les couches de peau, de tissus et de muscles pour parvenir jusqu’aux organes. Elle agit directement et sans aucune diminution de sa force. Si nous nous rendons compte des conditions dans lesquelles la radiation agit de l’intérieur, nous cesserons de la sous-estimer.

Les explosions futures
Quand nous parlons des dangers de la radiation interne, même s’il est vrai que nous ne pouvons désigner aucun cas précis, et que nous ne pouvons qu’exprimer notre crainte, celle-ci est pourtant si solidement fondée sur des faits qu’elle atteint le poids d’une réalité capable de déterminer notre attitude.

Nous sommes fondés de considérer chaque accroissement du danger existant – par la poursuite des explosions de bombes atomiques et la production d’éléments radioactifs qui en résulte – comme une catastrophe pour l’espèce humaine, catastrophe qui doit être empêchée, quelles que soient les circonstances.

Il ne peut être question de se comporter autrement, quand ce ne serait que parce que nous ne pouvons prendre la responsabilité des conséquences possibles pour notre descendance. Elle est menacée par le plus grand et le plus terrible danger.

Qu’on trouve ans la nature des éléments radioactifs créés par nous est un événement inconcevable jusqu’alors dans l’histoire de la Terre et de l’espèce humaine. Ne pas considérer l’importance de cet événement et ses conséquences serait une folie pour laquelle l’humanité aurait à payer un prix terrible. Nous commettons cette folie sans y penser.

Que faire ?
Il est indispensable de se mobiliser avec perspicacité, sérieux et courage, pour renoncer à cette folie et faire face à la réalité avant qu’il ne soit trop tard.

Au fond, c’est ce que pensent également les hommes d’Etat des pays qui font des bombes atomiques. Par les rapports qu’ils reçoivent, ils sont suffisamment avertis pour former leur propre jugement, et nous devons aussi admettre qu’ils se rendent compte de leurs responsabilités.

De toute manière, l’Amérique, la Russie et l’Angleterre se disent et se redisent les unes aux autres qu’elles ne désirent rien davantage que de parvenir à un accord mettant fin aux essais d’armes atomiques. Pourtant, en même temps, elles déclarent qu’elles ne peuvent arrêter les essais tant qu’il n’y a pas d’accord de ce genre.

Le rôle de l’opinion
Pourquoi ne parviennent-elles pas à un accord ? La vraie raison, c’est que, dans leurs propres pays, il n’y a pas d’opinion publique qui l’exige. Et une opinion publique de ce genre n’existe pas non plus dans les autres pays, sauf au Japon. Cette opinion s’est imposée au Japonais parce qu’ils savent que, petit à petit, ils seront frappés de la façon la plus terrible par les néfastes conséquences de tous les essais.

Un accord de ce genre présuppose l’honnêteté et la confiance. Il faut des garanties empêchant que l’accord soit signé par quiconque aurait l’intention d’en tirer d’importants avantages tactiques qu’il serait seul à prévoir.

L’opinion publique de tous les pays concernés doit inspirer l’accord et le valider.

Une fois que se manifestera dans les pays concernés et parmi toutes les nations une opinion publique consciente des dangers, qu’implique la continuation des essais, et guidée par la raison qu’impose une telle information, alors les hommes d’Etat pourront parvenir à un accord sur l’arrêt des expériences.

Une opinion publique de ce genre ne nécessite ni plébiscites ni formation de comités pour s’exprimer. Elle exerce une action par sa seule présence. La fin des expériences de bombes atomiques sera l’aube de l’espoir en la paix. L’humanité y aspire.

Discours du prix Nobel, Oslo, 4 novembre 1954

Les hommes d’Etat qui ont façonné le monde actuel au cours des négociations consécutives à chacune des deux guerres mondiales n’ont pas eu la main heureuse. Leur but n’était pas de créer des situations qui auraient pu être des points de départ d’un développement quelque peu prospère; ils étaient préoccupés surtout de tirer de la victoire ses conséquences et de les rendre durables. Même si leur clairvoyance avait été sans défaut, ils n’auraient pas pu la prendre pour guide. Ils étaient obligés de se considérer comme les exécuteurs de la volonté des peuples vainqueurs. Ils ne pouvaient pas songer à organiser les relations entre peuples sur des bases justes et convenables; tous leurs efforts étaient absorbés par la nécessité d’empêcher que les pires exigences de cette volonté populaire des vainqueurs ne devinssent réalité; ils devaient veiller en outre à ce que les vainqueurs se fassent les uns aux autres les concessions réciproques indispensables dans les questions sur lesquelles leurs vues et leurs intérêts divergeaient.

Ce qu’il y a d’intenable dans la situation actuelle – et les vainqueurs commencent à en pâtir aussi bien que les vaincus – a son origine véritable dans le fait qu’on n’a pas tenu compte suffisamment de la réalité telle qu’elle résulte des données historiques et, par suite, de ce qui est juste et utile.

Le problème historique de l’Europe est conditionné par le fait qu’au cours des siècles passés, surtout à l’époque dite des grandes invasions, des peuples venus de l’Est ont pénétré de plus en plus vers l’Ouest et le Sud-Ouest et ont pris possession de la terre. Ainsi il arriva que des immigrés de fraîche date cohabitent avec des peuples plus anciennement émigrés.

Une fusion partielle de ces peuples se produisit au cours des siècles. De nouvelles organisations étatiques, relativement homogènes, se formèrent à l’intérieur de nouvelles limites. En Europe occidentale et centrale, cette évolution aboutit à une situation qu’on peut considérer comme définitive dans ses grands traits et dont le processus se termina au cours du XIXe siècle.

Dans l’Est et le Sud-Est cependant, l’évolution n’a pas progressé jusqu’à ce résultat. Elle en est restée à une cohabitation de nationalités qui ne fusionnent pas entre elles. Le droit à la terre, chacune peut y prétendre dans une certaine mesure. L’une peut faire valoir qu’elle est l’occupante la plus ancienne ou la plus nombreuse, l’autre mettre en avant ses mérites pour la mise en valeur du pays. La seule solution pratique eût été que les deux éléments s’accordassent pour vivre ensemble, sur le même territoire, dans une organisation étatique commune, selon un compromis acceptable pour les deux parties. Cependant, il eût fallu que cet état de choses fût atteint avant le deuxième tiers du XIXe siècle. A partir de cette époque, en effet, la conscience nationale se développa de plus en plus fortement, avec de graves conséquences. Ce développement ne permit plus aux peuples de se laisser guider par les réalités historiques et la raison.

Ainsi, la Première guerre mondiale trouve ses origines dans les conditions qui régnaient dans l’Europe orientale et sud-orientale. La nouvelle organisation, créée après les deux guerres, contient à son tour des germes d’une guerre future.

Des germes de conflits sont contenus dans toute nouvelle organisation consécutive à une guerre qui ne tient pas compte des données historiques et qui ne tend pas vers une solution juste et objective des problèmes dans le sens de ces données. Seule une telle solution peut constituer une grantie de durée.

La violation la plus flagrante du droit fondé sur des données historiques et du droit humain tout court consiste à enlever à certains peuples leur droit sur la terre qu’ils habitent, de sorte qu’ils soient contraints de changer de lieu. Les puissances victorieuses, à la fin de la Deuxième guerre mondiale, ont pris la décision d’imposer ce sort à des centaines de milliers d’hommes, et cela sous les conditions les plus dures; ce fait nous permet de mesurer combien peu elles avaient pris conscience de leur tâche de procéder à une réorganisation qui fût à peu près équitable et qui garantît un avenir prospère.

La situation où nous nous trouvons après la Deuxième guerre mondiale se caractérise par le fait qu’elle n’a été suivie d’aucun traité de paix. C’est uniquement par les accords ayant un caractère de trêves qu’elle a pris fin, et c’est bien parce que nous sommes incapables d’une réorganisation tant soit peu satisfaisante que nous sommes obligés de nous contenter de ces trêves, conclues selon les besoins du moment et dont personne ne peut prévoir l’avenir.

La civilisation et l’éthique

Chapitre 1 : La crise de la civilisation et ses causes spirituelles
La course effrénée à l’amélioration matérielle du niveau de vie attise les problèmes sociaux et politiques. Ceux-ci nous entraînent actuellement dans une lutte de classes qui ébranle et sape notre vie économique et nos rapports avec l’Etat. En dernière analyse, c’est la domination de la machine et le commerce planétaire qui sont à l’origine de la Grande Guerre mondiale. Les inventions qui avaient placé entre nos mains une force de destruction si colossale ont rendu la guerre tellement dévastatrice que, pour un temps imprévisible, vaincus et vainqueurs se retrouvent ruinés ensemble. Ce sont les mêmes perfectionnements techniques qui nous ont rendus capables de tuer à distance et massivement, de sorte que s’est effacée en nous la dernière trace d’un sens de l’humain et que nous n’étions plus qu’une aveugle volonté asservie à des engins de mort perfectionnés, sans pouvoir respecter la différence entre combattants et civils.

Le chemin de la paix, aujourd’hui (1963)

Le chemin de la paix, aujourd’hui, Lambaréné, 3.8.1963
Si aujourd’hui on veut se placer sur le chemin de la paix, le point de départ approprié sera l’accord de Moscou contre la poursuite des expérimentations nucléaires, qui fut signé cette année, le 25 juillet. C’est un premier pas.

Dans cet accord, les gouvernements de l’Union-Soviétique, des Etats-Unis et de l’Angleterre ont résolu ensemble de renoncer aux expérimentations nucléaires dans l’air et sous l’eau. Cela signifie qu’ils sont décidés à abandonner ensemble leur programme de construction d’armes atomiques de plus en plus puissantes. Car la réalisation de ce programme devient impossible s’ils arrêtent les grandes expérimentations qui seules permettent de tester la fonction et l’efficacité d’armes atomiques puissantes.

L’intérêt de cet accord tient également au fait que par cette renonciation le taux de radioactivité de l’atmosphère, du sol et de l’eau, produit par les expérimentations et déjà très élevé et dangereux pour l’humanité, cessera de croître.

En outre, cet arrêt tant des expérimentations que de la fabrication des armes nucléaires permettra aux grandes puissances d’éviter la ruine économique et ses dangereuses conséquences. Elles se trouvaient, en effet, menacées par les crises et la ruine à la suite des immenses dépenses que nécessitait l’insensée course aux armements. Il est vrai que les armes atomiques les plus perfectionnées sont, comme les avions modernes, des merveilles de la technologie et que leur coût est élevé en conséquence.

De fait, par cet accord de Moscou, nous nous retrouvons dans une situation analogue à celle que nous avons connue pendant un certain temps après le 31 octobre 1958. Ce jour-là, on se le rappelle, les experts des grandes puissances, réunis à Genève au palais des Nations unies, pour réfléchir sur les moyens de parvenir à une renonciation commune des expérimentations nucléaires, avaient proposé que soient créées 180 stations de contrôle, réparties sur toute la planète et à partir desquelles les savants, trente par station, pourraient constater des explosions expérimentales où qu’elles se produisent.

Là-dessus, sans attendre la mise en place de ce système planétaire de surveillance, les Soviétiques, les Américains et les Anglais avaient décidé jusqu’à nouvel ordre de ne plus procéder à des expérimentations. Ils ont maintenu leur décision, même quand il s’avéra que ce plan d’un contrôle tous azimuts était irréalisable.

L’Amérique demanda, cependant, que les explosions souterraines, non repérables, restent autorisées. C’est Teller et quelques autres savants américains qui avaient obtenu une telle concession, dans le but de continuer à tester et à produire des armes atomiques plus petites.

Les Anglais et les Soviétiques acceptèrent, ces derniers déclarant qu’ils n’avaient pas, quant à eux, l’intention de se livrer à des essais atomiques souterrains.

Ainsi a-t-on déjà, avant l’accord de Moscou, connu une période pendant laquelle les expérimentations au-dessus du sol étaient interdites et celles sous la terre demeuraient permises. Cette période dura du 31 octobre 1958 jusqu’au 1er septembre 1961.

Ce jour-là, les Soviétiques reprirent leurs expérimentations nucléaires, en grand, au-dessus de la terre et ils firent savoir qu’ils en feront également des souterraines.

La course était relancée. Toutes les puissances nucléaires entreprirent des séries d’explosions de grande ampleur pour tester de nouvelles armes atomiques, plus puissantes. Les plus puissantes furent produites par les Soviétiques.

Avec ces nouveaux essais, la radioactivité de l’atmosphère, de la croûte terrestre et de l’eau augmenta de façon inquiétante.

S’accrut également la peur qu’à la suite d’un incident quelconque une terrifiante guerre atomique ne se déclenche.

Grâce à l’accord de Moscou, nous nous retrouvons aujourd’hui sur un chemin un peu moins dangereux. Mais il faudra encore bien d’autres accords avant que l’humanité ne sorte du danger où l’a jetée l’existence d’armes atomiques.

L’accord de Moscou est une aurore. Mais le soleil ne se lèvera pour nous que lorsqu’il sera mis fin à toutes les expérimentations nucléaires, y compris les souterraines, car il faut craindre que celles-ci n’entraînent une multiplication des tremblements de terre.

Il était et il reste regrettable que les grandes puissances qui ont signé cet accord n’aient pu se résoudre à arrêter également leur programme d‘expérimentations nucléaires souterraines pour le motif qu’elles n’ont pas trouvé le moyen d’en contrôler strictement l’application et parce qu’elles n’arrivent pas à se faire suffisamment confiance pour tout de même croire que l’accord sera respecté, même si un contrôle effectif et total s’avère impossible.

Notre prochain objectif va être d’obtenir la suppression des grandes quantités d’armes atomiques déjà existantes. C’est une condition de la paix. Mais là non plus il ne sera pas possible d’appliquer des mesures de contrôle absolument satisfaisantes. On n’arrivera donc à cette suppression que si pour la respecter une garantie quelconque pourra être établie. Dans le cours des négociations à venir, qui chercheront à ouvrir ce chemin de la paix, en passant par l’abolition de l’armement atomique, les grandes puissances devront bien se juger réciproquement dignes de confiance pour conclure un nouvel accord et se fier à la parole de l’autre.

Une garantie reposant sur la confiance sera de par sa nature même supérieure à celle qui reposerait sur un contrôle total. Pourquoi? Parce que dans ce dernier cas ne sera assurée que la possibilité de découvrir les violations de l’accord. Au contraire, la garantie que fonde la confiance donnera l’assurance que l’accord sera respecté effectivement.

Si les grandes puissances ne trouvent pas en elles le courage de la confiance, l’abolition de l’armement nucléaire, comme base de la paix future, n’aura pas lieu.

Mais comment créer ce climat de confiance? Non pas par des déclarations d’intention que s’adresseraient mutuellement les gouvernements qui engagent les négociations, mais seulement par l’apparition chez leurs peuples d’une opinion publique qui réclamera l’abolition de l’armement nucléaire et les mesures nécessaires pour la garantir.

Les gouvernements existants peuvent être dissous et remplacés par d’autres défendant une position différente. Mais les peuples, eux, demeurent. Leur volonté est déterminante.

Il faut donc qu’à notre époque nous soyons persuadés que si aucune opinion publique ne demande l’abolition des armes atomiques, cette abolition ne pourra être réalisée.

Tous les gouvernements concernés sont loin d’avoir conscience de cela. Il y en a qui désirent la paix et se montrent prêts à supprimer leur stock d’armes nucléaires, mais ils ne paraissent pas souhaiter qu’au sein de leur peuple s’exprime une opinion publique qui veillerait à ce qu’une telle politique soit appliquée. Ils préfèrent avoir affaire à une opinion incertaine, susceptible d’être manipulée par eux à volonté. La manipulation de l’opinion publique n’est-elle pas à notre époque l’occupation principale de nos gouvernements ?

Aujourd’hui où pour arriver à la paix il faut au préalable supprimer complètement et sans tarder un armement qui s’est tant développé, on ne doit s’imaginer dans aucun des pays concernés que cela est réalisable si l’opinion publique réclamant de telles mesures ne peut s’exprimer.
Les peuples eux-mêmes doivent se dresser contre l’armement atomique, si un beau jour l’humanité doit être délivrée de ce péril.

03. Lettres

Lettres relatant du problème de la paix

Je vous remercie de votre lettre du 23 novembre. C’est de votre part très aimable de ne pas vous formaliser de ce que je ne puisse pas venir le 10 décembre. Cela m’est vraiment impossible. Vous me proposez octobre 1954. Voilà qui me convient bien. Je compte rester alors en Europe jusqu’au 15 novembre. Je pourrai donc m’organiser aisément pour me rendre courant octobre à Oslo.
Étant lauréat du Prix Nobel de la paix, je me sens obligé de parler du problème de la paix tel qu’il se pose de nos jours. Je vous l’avais déjà signalé, non sans savoir que c’est un sujet délicat. Mais il serait peut-être tout de même intéressant de le retenir et d’essayer de le traiter à fond, de réfléchir sur la manière dont l’humanité d’aujourd’hui pourrait être motivée en vue d’exiger une paix véritable, et sur la manière aussi dont cette paix pourrait être concrétisée. Si vous ne voyez pas d’objections à ce que je traite ce sujet si important et si actuel, je le choisirai. Selon mon habitude, je commencerai à prendre des notes et à esquisser des plans plusieurs mois auparavant. Si toutefois, pour une raison ou une autre, vous estimiez que ce sujet ne serait pas approprié, je vous prie de me faire savoir très franchement. J’y renoncerais et à la place parlerais de l’idée de respect de la vie comme d’une idée fondamentale pour la paix.

(Lettre du 30.11.1953, à Gunnar Jahn et August Schou, du Comité du Prix Nobel, Oslo)


En ce qui concerne la relance des expérimentations sur les armes atomiques les plus modernes, je n’arrive pas à comprendre pourquoi l’O.N.U. ne se résout pas à imposer des négociations. Je reçois des lettres où l’on demande que vous, moi et d’autres, nous élevions nos voix pour que l’O.N.U. s’occupe de ce problème. Mais nous n’avons déjà que trop élevé la voix. Nous n’avons rien à prescrire à l’O.N.U. qui, en tant qu’organisation autonome, doit prendre elle-même conscience de ses responsabilités et trouver en elle l’énergie nécessaire pour tenter d’écarter les malheurs qui nous menacent. De loin, je ne puis juger et dire ce qui la retient de se mobiliser dans ce sens. Même si les tentatives s’avéraient infructueuses, du moins des initiatives auraient été prises et on verrait clairement de quel côté proviennent les résistances.
Dans la deusième moitié de l’année 1954, j’ai passé quelque temps en Europe. Mon travail principal a consisté à préparer mon discours pour le Nobel de la Paix à Oslo. En me familiarisant de la sorte avec l’histoire de la pensée pacifiste, j’ai découvert à ma propre surprise que dans son écrit sur le Projet de paix perpétuelle, Kant ne s’est soucié que de l’aspect juridique du problème et qu’il a négligé le côté éthique. Par contre, Erasme de Rotterdam a su placer l’éthique au premier plan. Plus on lit Erasme et plus on est amené à l’estimer, en dépit de ses erreurs. Il fut tout de même un des principaux éclaireurs dans la lutte pour une civilisation se fondant sur l’idéal d’humanité.

(Lettre à Albert Einstein, 20.2.1955)

 

Bien qu’ayant atteint le grand âge, je demeure plein de soucis et d’inquiétudes. Mon hôpital ne cesse de s’agrandir… De plus, il a fallu que je m’engage dans le combat contre les armes atomiques. Je le devais à mon ami Einstein. Nous nous connaissions déjà, alors qu’il vivait à Berlin. Ce qui m’a bouleversé chez lui plus tard, c’est de voir sa peur devant le péril atomique qui menace le monde entier et sa souffrance de rester incompris. Il est mort dans le désespoir. Il m’avait encore écrit peu de semaines auparavant… C’est alors que je me suis décidé, avec d’autres, à continuer ses efforts pour éclairer l’humanité sur les dangers où elle se trouve, ne serait-ce que du fait des expérimentations nucléaires, et à demander la suppression des armes atomiques. Je crois pouvoir intervenir publiquement parce que je possède des connaissances en physique et surtout parce qu’en tant que médecin j’ai une certaine compétence pour juger des effets de la pollution radioactive dans l’atmosphère. J’ai contribué ainsi à clouer le bec à ce Edward Teller et à le discréditer dans ses activités officielles, lui qui s’est mis au service d’une propagande, qui, selon le voeu de Dulles, tente de tranquilliser l’opinion publique.
Voilà comment à mon âge je rame dans une barque qui tangue sur une mer démontée, au lieu d’être assis au pied de mon figuier, comme le voudrait la Bible…

(Lettre à Carl J. Burckhardt, 14.8.1958)

 

Je suis heureux que, par les lignes que vous m’envoyez, nous entrions en rapport personnel! J’ai eu honte le 23 avril 1957 d’avoir à ma disposition Radio Oslo, tandis que vous, le grand savant, vous deviez lutter pour pouvoir parler à la Radio Française!
Hélas, je ne puis pas accepter d’appartenir à un Comité de Soutien. Depuis de longues années, j’ai le principe de ne faire partie d’aucune entreprise collective. J’ai dû en arriver là pour des raisons qu’il serait trop long à exposer. Et me voici prisonnier de ce principe. Je ne puis pas faire d’exception. Tout ce que je fais, je le fais d’une manière personnelle. Quelquefois je me fais l’impression d’un vieux sanglier, comme on peut les rencontrer dans les forêts de la vallée de Munster!
Oui, depuis un an le danger s’est encore aggravé!! L’opinion publique est aujourd’hui mieux avertie et cependant, elle ne réagit pas contre le danger. Depuis des mois, je vis cette évolution dans la lutte pour la vérité au jour le jour que mes amis mènent en Amérique du nord. La vilaine propagande à laquelle se livent M. Libby et, ces derniers mois, Edward Teller a profondément impressionné l’opinion publique. La presse laissait entendre que l’avis de Teller, le grand savant, avait insolidé celui des 9235 savants, présenté à l’ONU, et qu’à celui-ci il n’y avait plus de raison d’attacher la même importance.
Selon mon sentiment, le danger est donc grand. Les nations européennes ont l’intention d’accepter les armes nucléaires que l’Otan leur propose, sans en référer aux parlements. Elles veulent mettre les peuples devant le fait accompli. C’est là le danger contre lequel il faut se dresser sans perdre de temps. En juillet, ce sera trop tard. Il faut que les peuples d’Europe se rendent compte du danger vers lequel ils glissent et qu’ils réagissent aussitôt.
Tout ce que vous m’écrivez m’intéresse. Si vous me faites parvenir de vos publications à Lambaréné, je vous en serais très reconnaissant. Comment faire avancer le problème de la transformation directe de l’énergie solaire en énergie chimique? En vieil ami de Max Planck et d’Einstein, je m’intéresse avec mes modestes facultés à tout ce qui se fait dans le domaine scientifique. Mon hôpital malheureusement devient toujours plus grand et me donne de grands soucis. Heureusement que j’ai de bons médecins et de bonnes infirmières. Mais je suis obligé de rester à Lambaréné pour une longue série de mois…

(Lettre à Frédéric Joliot-Curie, 35 rue de Clichy, Paris 9e, datée du 2.4.1958)

 

En ce dernier soir de l’an 1957, je pense à vous et j’ai besoin de vous dire combien j’apprécie et admire ce que vous avec entrepris cette année pour frayer un chemin à l’idée de paix dans le monde. Je suis bien informé sur tout ce que vous su mettre en train. Je trouve particulièrement important que vous ayez réussi, avec l’aide de vos amis des Etats-Unis, à organiser une rencontre entre des personnalités représentant l’est et l’ouest, pour discuter en commun de la situation mondiale.
Votre lettre ouverte à Eisenhower et à Chruschtschow exprime exactement les réflexions que se font les hommes qui se soucient de l’avenir de l’humanité. Permettez-moi de vous féliciter d’y avoir placé toute votre autorité.

(Lettre du 31.12.1957, à Bertrand Russel, Londres)

 

Je vous remercie de tout coeur pour la traduction en coréen des trois discours Paix ou guerre atomique. Vous m’avez ainsi causé une grande joie. Je cherche à donner à ces textes la plus large diffusion possible, parce que j’y mets en valeur un argument essentiel contre les armes atomiques, à savoir qu’elles sont contraires au droit international des gens. D’après ce droit ne peuvent être autorisées que les armes dont l’action reste limitée et locale et qui sont donc uniquement capables de détruire ou d’endommager les personnes contre lesquelles on les dirige, mais non celles qui, demeurant éloignées, ne participent pas au combat. C’est cette idée que j’ai développée dans les trois Discours. J’espère qu’elle sera comprise et qu’elle nous aidera à obtenir des puissances détentrices qu’elles renoncent à ces armes.

(Lettre du 23.8.1958, au Rév. Timothy Yilsun Rhee, Séoul)

 

Je suis à ma table, dans la grande salle de consultation. Mais avant de me mettre au travail, je veux t’écrire brièvement, pour te dire combien m’a touché ton projet de jouer devant l’assemblée plénière des Nations-Unies, le 24 octobre prochain, d’y tenir en même temps un discours contre la course aux armements atomiques et de demander que ce jour, dans le monde entier, les orchestres interprètent l’hymne à la joie de la Neuvième de Beethoven. Tu as raison de mener le combat contre les politiques d’armement jusque sur le terrain de l’art. Les gens seront impressionnés de voir un maître comme toi se saisir de cette occasion. Ce sera pour notre cause de la paix un puissant et noble moyen de propagande. Mais attention à la censure qui voudrait te faire renoncer aux meilleurs passages de ton discours. Sois rusé, comme un David contre des Goliath…
Tu ne peux savoir quel encouragement c’est pour moi, que tu nous rejoignes ainsi dans cette campagne pour la paix. Je suis tenu, quant à moi, à la tâche toute prosaïque de préparer le terrain. Nous avons déjà remporté un succès, quand les Etats-Unis et l’Angleterre renoncèrent à poursuivre leurs expérimentations nucléaires. Cela s’est fait plus vite que je m’y attendais. Les gouvernements ont reconnu qu’à la longue ils ne pouvaient s’opposer à une opinion publique nouvellement formée, qui refusait la poursuite de ces expérimentations funestes.
Le président Eisenhower aussi, de par son honnêteté, en est venu à une telle résolution: il a vu les dangers des expérimentations et en a tiré les conséquences. Il s’agit maintenant de faire un pas de plus et de viser la suppression des armes nucléaires. Pour y arriver, il est nécessaire de susciter une opinion publique dans le monde entier. Pour mener ce combat, il faut avancer l’argument le plus élémentaire et le plus éclairant qui soit. Celui-ci: les armes atomiques heurtent en tant que telles le droit des gens. En effet, ce droit international interdit les armes dont l’action ne se laisse pas circonscrire et qui peuvent donc causer des dommages qui frappent également les gens se trouvant en-dehors de la zone des combats. C’est tout à fait le cas des armes atomiques. Leur action est illimitée dans l’espace et le temps, à tel point que des expérimentations réalisées en temps de paix constituent par leurs retombées radioactives un danger terrible même pour des populations éloignées et même encore pour les générations à venir. L’argument selon lequel ces armes sont contraires au droit des gens contient toutes les raisons de s’y opposer. Il présente l’avantage d’être un argument juridique, donc on peut l’invoquer rationnellement. Donc, dans chaque combat que l’on mène contre l’existence de ces armes, il faut rappeler comme un leitmotiv le droit des gens. De cette manière on peut espérer parvenir à des résultats.
Aucun gouvernement ne peut nier que ces armes vont contre le droit des gens et ce droit ne peut être publiquement écarté. Il est important de faire connaître cet aspect de notre cause. Essaye, toi aussi, d’argumenter dans ce sens, lorsque tu prononcera tes discours. Ce que nous vivons ces jours-ci ne pourra que renforcer l’idée que les armes atomiques doivent être bannies. Nous nous trouvons dans une situation folle où une querelle pour une petite île près de la côte chinoise pourrait dégénérer d’une heure à l’autre en guerre atomique.
Une inimaginable folie serait en passe de devenir réalité. Nous connaîtrons d’autres situations conflictuelles à l’avenir, avec les mêmes dangers extrêmes, si nous ne réussissons pas à nous débarrasser de ces maudites armes.
Cette année je ne pourrai pas me rendre en Europe. Le travail que j’ai à faire ici ne me le permet pas. J’espère que vous, ta chère femme et toi, vous êtes en bonne santé. Maintenant, il faut que j’arrête d’écrire et que je me mette au travail!

(Lettre du 3.10.1958, à Pablo Casals)

 

Hélas, vous avez deviné juste. Je ne puis être en Europe avant de longs mois et ne pourrai assister au congrès où sera traité le grand problème du désarmement… Dans vos délibérations, veuillez prêter attention à l’argument suivant: les armes atomiques sont contraires au « droit des gens », que tous les Etats quelque peu civilisés reconnaissent comme inviolables dans leur Constitution. J’attire l’attention sur cet argument élémentaire et irréfutable dans mes discours à la radio d’Oslo, publiés sous les titre Paix ou guerre atomique. Cela devra devenir le mot d’ordre général dans la lutte contre les armes atomiques, menée partout dans le monde. Il commence déjà à être employé.
Avec mes bonnes pensées, votre dévoué…

(Lettre à la Société Européenne de culture, 5 août 1958)

 

J’aimerais tant pouvoir accepter les propositions qui me sont faites de donner partout des conférences sur les conditions d’une nouvelle civilisation, ce thème m’occupe depuis de nombreuses années. Mais pour l’essentiel je ne dois m’exprimer que par la plume et entrer ainsi en dialogue avec les hommes. Ce que je fais consciencieusement et avec zèle, jour après jour, et le plus souvent jusque tard dans la nuit!
Par la correspondance, je suis en contact avec ceux qui se battent pour une nouvelle civilisation, qui serait plus authentique, et je m’engage à leurs côtés. A travers les lettres que j’écris et aussi le texte de mes discours, je participe comme un militant au combat contre la poursuite des explosions nucléaires expérimentales et à celui pour la suppression des armes atomiques. J’essaye dans ma correspondance de faire connaître et rendre convaincant l’argument principal, à savoir que ces armes sont contraires au droit fondamental des gens. Ce n’est que lorsque l’opinion publique internationale se sera appropriée cet argument élémentaire et irréfutable, qu’elle aura suffisamment de force pour obtenir un désarmement et préserver ainsi l’humanité d’un terrible effondrement. Jusque-là nous marcherons au bord de l’abîme, à la merci d’un acte de folie, ce que les dirigeants politiques de l’heure paraissent considérer et priser, c’est incompréhensible, comme une situation exaltante.
Le destin m’a réservé cette manière-là de combattre, modeste, non officielle. Cela me convient, car à ce niveau je sais que je peux participer et parvenir à quelques résultats. Ce qui m’émeut encore profondément, c’est de constater que l’idée de respect pour la vie commence à se frayer un chemin dans les consciences et qu’elle pourra aider à préparer la reconstruction d’une civilisation véritablement humaniste.

(Lettre du 27.3.1959, à Robert F. Geheen, président de l’université de Princeton)

 

La « croisade » m’a créé une correspondance écrasante. Mais par des lettres on gagne du terrain. Si les armements classiques font défaut à l’Ouest, c’est que l’Angleterre et l’Amérique ont jugé bon de les délaisser pour ne s’appuyer que sur les atomiques ! Pour la lutte contre l’existence des armes nucléaires il faut employer l’argument qu’elles sont contre le droit international (Völkerrecht), parce que leur effet ne peut être circonscrit. Il répand la destruction la plus horrible à de grandes distances et frappe les « Unbeteiligten » comme il est dit dans la définition des armes prohibées dans le droit international. Il faut à tout prix que les armes nucléaires cessent d’exister. A cause d’un petit îlot, nous risquons en ces semaines une guerre atomique ! Et il doit en être ainsi dans l’avenir ? Ainsi doit être le sort de l’humanité ? C’est inhumain et idiot… Les hommes politiques qui ne veulent pas abandonner les armes atomiques n’ont jamais essayé de se figurer ce que serait une guerre atomique. Il agissent avec une légèreté criminelle. Il faut qu’ils trouvent à parler à une opinion publique mondiale qui leur impose un non. Créer cette opinion publique, c’est à quoi mes amis et moi nous nous employons, moi en consacrant mes nuits à écrire des lettres.

(Lettre au pasteur Georges Marchal, 5.10.1958)

 

Lorsque tu as appris que les U.S.A. et l’Angleterre avaient enfin accepté de conclure avec la Russie soviétique un traité permanent pour la cessation des expériences nucléaires, tu as peut-être pensé à moi et aux autres conjurés… J’agis conformément à mon être intime. « Extraordinaire compréhension du sens de l’Histoire », avait écrit l’inspecteur Albrecht sur mon diplôme de baccalauréat. C’est en raison de la claire compréhension que j’ai des problèmes avec lesquels notre époque se débat que je juge et que j’agis, et que je veux faire obstacle à tous ceux qui tiennent entre leurs mains les leviers de commande des destinées de l’humanité, sans mesurer la gravité de l’heure. Ne t’imagine pas que je veuille te convertir. C’est en toute amitié que je te raconte tout cela, pour que tu saches ce qui occupe mes pensées et dirige mon action.

(Lettre à Suzanne Oswald, sa nièce, Lambaréné, 25.1.1959)

 

A côté de mes activités à l’hôpital et des travaux de construction, je n’arrête pas de m’informer et d’agir par la plume. Le problème de l’armement nucléaire m’occupe tous les jours. Le péril pour l’humanité est grand. Kennedy le sent aussi: le danger s’accroît, dans la mesure où de nouveaux pays se dotent d’un armement nucléaire et deviennent ainsi susceptibles de déclencher à l’improviste une guerre atomique qui forcerait les deux grandes puissances à prendre parti et à s’engager. Kennedy ne voit plus dans les pays de l’Otan, possesseurs d’armes atomiques, des alliés et d’éventuels participants à la guerre contre l’autre bloc, mais plutôt des petites puisances incontrôlées, capables de provoquer l’irréparable. Si le diable pouvait leur enlever leur sacré armement, il n’en serait pas fâché!
Autre chose, à laquelle il fallait bien s’attendre, entre encore en ligne de compte, aujourd’hui: se doter d’armes nucléaires signifie pour les peuples une ruine économique que rien ne pourra arrêter sauf…le désarmement.

(Lettre du 5.5.1963, à Edouard Spranger, in Briefen)

 

On a calculé qu’avec les nombreuses et puissantes bombes thermo-nucléaires que possèdent les deux blocs, de l’est et l’ouest, dès le premier jour d’une guerre atomique les opposant il pourait y avoir 200 millions de morts. Il en résulte qu’aucun problème politique existant ni aucun incident politique survenant entre eux ne saurait justifier le déclenchement d’une guerre atomique, dans laquelle les deux risqueraient de telles pertes humaines et des destructions de telle ampleur que leur survie même se trouverait compromise.
Toute politique qui aujourd’hui ne tient pas compte des terrifiants effets destructeurs des armes atomiques doit être regardée comme folle et aventureuse.
Il ne nous reste pas d’autre issue que de reconnaître que si nous voulons à nouveau mener une vie digne de l’être humain, il faut qu’ensemble nous réussissions à faire supprimer cet armement atomique qui nous ruine et nous ruinera encore, par milliards.
Le grand problème qui se pose dans les négociations qui sont conduites sur le désarmement, c’est que, pour appliquer un éventuel accord, les deux parties antagonistes ne peuvent se résoudre à un nécessaire acte de confiance réciproque. Comme on l’observe tout au long des pénibles négociations qui se déroulent actuellement, les mesures de contrôle que les experts s’ingénient à élaborer ne peuvent remplacer une réelle confiance en la parole de l’autre. En vérité, la confiance entre les peuples ne pourra être établie que si partout une opinion publique manifeste avec ténacité son opposition à la course aux armements atomiques.

(Lettre datée de 1963, à Mr. Jack Anderson, Parade Magazin, Washington)

 

Lettre personnelle! Lambaréné, Gabon (Afrique Equatoriale), 20.4.1962

Monsieur le Président des Etats-Unis, J.F. Kennedy,

Auriez-vous l’amabilité de pardonner au vieil homme que je suis la liberté qu’il prend de s’adresser à vous au sujet de ces essais nucléaires que les Etats-Unis ont l’intention de poursuivre, de concert avec la Grande-Bretagne, au cas où l’Union Soviétique ne se rendrait pas à votre exigence d’accepter que soit instituée une Commission Internationale de Contrôle s’assurant qu’aucun essai ne sera réalisé. Je prends dans cette affaire le courage de vous écrire comme quelqu’un qui depuis longtemps se préoccupe de la question des armes atomiques et du problème de la paix.
Je crois pouvoir vous assurer qu’étant données les découvertes scientifiques les plus récentes, chaque essai nucléaire réalisé par les Soviétiques ne manquerait pas d’être détecté par les instruments de mesure hautement perfectionnés que votre pays détient pour sa protection.
En tant que personne entièrement neutre, je me permettrais de faire remarquer que je ne peux pas être tout à fait convaincu que soit juridiquement fondée la prétention d’un Etat d’imposer à un autre Etat la présence sur son sol d’une Commission Internationale de Contrôle. Ce droit ne peut exister qu’après conclusion par les Etats d’un accord de désarmement. Alors seulement serait créée la situation qui mettrait un terme à la guerre froide, en donnant à chaque Etat le droit de savoir, à travers des mesures de contrôle réciproque, garantis internationalement, si le partenaire remplit ses devoirs de désarmement, conformément aux accords. Le même contrôle international veillera également à ce qu’aucun nouvel essai nucléaire ne soit réalisé.
C’est un besoin urgent de notre monde: la conclusion la plus rapide possible d’un accord de désarmement entre les puissances nucléaires, sous un contrôle international efficace. Les possibilités de négocier un tel accord ne devraient pas être mises en question par des exigences non absolument nécessaires portant sur les modalités d’un contrôle international de l’arrêt des essais. C’est seulement quand les Etats s’entendront pour ne pas continuer ces essais (la question du contrôle venant en second lieu), que les négociations sur le désarmement et la paix pourront être entamées avec des chances de sucès. Si cela ne se fait pas maintenant, le monde entier se trouvera dans une situation désespérante et dangereuse.
Veuillez, je vous prie, réfléchir à ceci: prendrez-vous sur vous la responsabilité de poser des conditions non absolument nécessaires pour l’arrêt des essais atomiques – ou bien cette terrible responsabilité qui est la vôtre vous amènera-t-elle à favoriser le moment à partir duquel les perspectives d’une négociation sur le désarmement et la paix pourront s’ouvrir, les expérimentations nucléaires appartenant alors au passé?

(Lettre au Président J.F. Kennedy, 20.4.1962)

 

Laissez-moi vous féliciter et vous remercier d’avoir eu le courage et la largeur de vue nécessaires pour engager une politique orientée vers la paix mondiale.
Un rayon de soleil est enfin visible à travers cette obscurité où l’humanité cherche son chemin, et ce rayon nous donne l’espoir que les ténèbres reculeront devant la lumière.
Le traité conclu entre l’Est et l’Ouest interdisant les essais nucléaires dans l’atmosphère et sous l’eau est un des grands événements de l’histoire mondiale. Nous avons le droit d’espérer maintenant que la guerre nucléaire entre l’Est et l’Ouest pourra être évvitée.
Entendant parler de l’accord de Moscou, j’ai pensé à mon ami Einstein à qui me liait très fort l’engagement dans le combat contre les armes nucléaires. Il est mort à princeton, désespéré.
Alors que grâce à votre largeur de vue et à votre courage, il m’est donné d’observer que le monde a fait un premier pas sur le chemin de la paix.

(Texte d’une même lettre envoyée simultanément à J.F. Kennedy et à N. Chruschtschow, le 25.8.1963)