Schweitzer, écrivain
L’œuvre d’un polygraphe
Idée d’une thèse sur « Schweitzer, écrivain ». On y analyserait en long et en large son style, ses différents styles, selon le genre, les circonstances et les destinataires. Toutes les œuvres sont de circonstance, avait dit Goethe, et Schweitzer aimait le répéter. À travers ses multiples écritures, c’est toute sa vie qui apparaît… Il n’écrivait pas de la même façon ses sermons et ses ouvrages théoriques, autrement ses chroniques comme les Gespräche über das Neue Testament (veröffentlicht zwischen 1901 und 1904 in dem Evangelisch-protestantischen Kirchenboten für Elsass und Lothringen, l’ancêtre du Messager Évangélique), autrement ses discours engagés, comme Friede oder Atomkrieg (Paix ou guerre atomique, 1958), et autrement encore ses récits. Car il y a écrivant un Schweitzer pasteur, un professeur, un musicien, un intellectuel militant, un témoin, et il y a aussi le conteur, comme on peut l’apprécier en lisant Zwischen Wasser und Urwald (ou À l’orée de la forêt vierge) et Afrikanische Geschichten (ou Histoires de la forêt vierge) et encore Afrikanische Jagdgeschichten et puis toutes sortes de récits, africains ou européens, Josephine, das zahme Wildschwein, Aus dem Leben eines Pelikans, ou même Der Wanzenzüchter et Drei Schnirchle, des contes drolatiques qu’il aurait bien voulu vendre en 1923 à la Neue Zürcherzeitung pour gagner un peu d’argent (il était couvert de dettes vis-à-vis de la Société des Missions de Paris…), mais le journal suisse, comprenant mal l’humour alsacien, refusa, et c’est finalement le Kirchenbote, Elsass-lothringischer Familienkalender qui les recueillit à moindres frais…
Le style ou la manière de ces récits est précisément adapté aux Almanachs ou Volkskalender, ces trésors (Schatzkästlein) de la littérature populaire. Le père d’Albert Schweitzer, le pasteur Louis Schweitzer de Gunsbach, écrivait régulièrement de ces Kalendergeschichten, dans la veine de Johann Peter Hebel qui après ses Alemannische Gedichte (1803) avait à la demande de son prince, le Grossherzog von Baden, fondé en 1808 le Rheinländischen Hausfreund. Schweitzer Albert était l’héritier conscient de cette tradition proprement et profondément alémanique, à laquelle on rattachera également l’œuvre du pasteur-écrivain bernois Jeremias Gotthelf. Tout un monde, tout un espace littéraire, de Karlsruhe à Bern, et l’Alsace incluse.
Les œuvres posthumes
Ampleur des Werke aus dem Nachlass. On a calculé qu’une édition complète et critique de ses divers écrits pourrait comprendre pas moins de 24 volumes de 400 à 500 pages chacun, 3 pour les récits autobiographiques et tous les comptes rendus sur Lambaréné ; 8 pour la théologie ; 8 pour la philosophie ; et 5 pour la musique ou musicologie et la facture d’orgues. Sans compter la correspondance. Il écrivait jusqu’à 2000 lettres par an. Donc, nonobstant la qualité, rien que sous l’angle de la quantité, il pourrait bien être le premier, parmi les écrivains alsaciens de tous les temps ! Voilà de quoi surprendre la plupart des schweitzeriens, qui voient en lui avant tout le docteur de Lambaréné, l’extraordinaire homme d’action.
Un bijou (ein literarisches Kleinod), les Souvenirs de mon enfance
En février 1924, avant de partir une seconde fois pour Lambaréné, adossé contre des piles de caisses dans son entrepôt de Strasbourg, rue des Greniers, Schweitzer terminait à la hâte la rédaction de ses « Souvenirs de mon enfance », Aus meiner Kindheit und Jugendzeit. S’il se penchait sur l’époque et le vécu de son enfance, dans cette période critique, risquée de son existence (qu’allait-il trouver à Lambaréné ? N’était-ce pas une folie que d’y retourner et d’avoir à tout recommencer ?), c’était bien une façon de faire le point et de rassembler ses forces. Une sorte de psychanalyse, d’autoanalyse ? Oui, d’autant plus que l’impulsion d’écrire ses souvenirs lui venait d’un psychanalyste amateur justement, son ami le pasteur zurichois Oskar Pfister, qui correspondait avec Freud.
Chose psychologiquement difficile encore : il allait partir cette fois sans sa femme, obligée de rester à la station climatique de Königsfeld (Forêt-Noire) pour des raisons de santé et aussi pour s’occuper de leur fille Rhéna, née en 1919 ; il ne savait pas si des jeunes médecins « sans frontières » allaient le rejoindre et le seconder ; il emmenait cependant avec lui un jeune anglais, un boy scout, Noel Gillespie, dont il attendait qu’il lui donne des leçons de conversation anglaise au cours du voyage et, une fois sur place, qu’il l’aide dans sa réinstallation. Ce qui se fit à leur commune satisfaction. Schweitzer a toujours été habile à utiliser les ressources humaines, dans une logique du gagnant-gagnant !
Le récit, Aus meiner Kindzeit und Jugendzeit, qui sera traduit en français par vous ne devinerez jamais qui : l’oncle Charles Schweitzer, nul autre que le grand-père de Jean-Paul Sartre, est un document historique d’un très grand intérêt et un « petit bijou littéraire ». C’est pas moi qui tombe dans un excès de louange, c’est le grand Hermann Hesse qui l’a écrit :
« Von allem aber, was der grosse Kamerad geschrieben hat, liebe ich am meisten seine Kindheits-und Jugenderinnerungen. In diesen unvergesslichen Seiten, in denen Schweitzer schlicht von seinen Herkünften und ersten Lebensjahren erzählt, spürt man konzentriert das ganze Erbe enthalten, das er angetreten und so vorbildlich verwaltet hat. Und es weht da eine Innigkeit und Wärme des Herzens, die einen an die schönsten Kindheitsgeschichten deutscher Sprache, etwa die von Jung-Stilling, erinnert. »
Festschrift-Beitrag, 1955
