Bestiaire

Le bestiaire d’Albert Schweitzer

Ce bestiaire, en voie d'être complété et illustré, renvoie dans Thèmes à Protection des animaux, Fondements philosophiques et sensibilité.

 

 

Abeille

Un de ses premiers souvenirs est celui d’une piqûre d’abeille. Il était assis sur un escabeau et regardait son père s’occuper des ruches au fond du jardin. (Le pasteur Louis Schweitzer était aussi apiculteur.) Tout à coup une « jolie petite bête » vint se poser sur sa main et s’y promener. Il s’en amuse, veut la caresser peut-être. Elle le pique. Il pousse des hurlements qui rameutent toute la maisonnée. La servante le prend dans ses bras et le couvre de baisers. Maman lève les bras au ciel et reproche vertement à papa de ne pas avoir pris la précaution d’éloigner l’enfant.

Voilà Albert au centre d’une scène, objet de toutes les attentions. Il pleure de plus belle pour prolonger la situation, alors que déjà il n’a plus mal et qu’il le sent ! Il se découvre insincère, comédien, il en aura honte et sera malheureux de remords plusieurs jours. C’est de cela qu’il se souviendra. Il en tirera une leçon de retenue pour la vie. On n’étale pas ses souffrances. Un de ses premiers souvenirs est une expérience de la honte, de la mauvaise foi.

(Souvenirs de mon enfance)


A Lambaréné le Dr Schweitzer a été jardinier, arboriculteur, éleveur, lauréat du Concours agricole des animaux reproducteurs de l’Afrique équatoriale française, mais à notre connaissance il n’a pas été apiculteur. Ce n’est que depuis quelques années, 2016, 2017, qu’une filière apicole se met en place au Gabon. Certaines souches d’abeilles sauvages se prêtent à la domestication. Une agence publique organise la formation des premières escouades d’apiculteurs, qui essaimeront dans les provinces. L’Etat mise sur le développement rapide d’une production de miel gabonais garanti bio et tournée vers l’exportation.



Aigle pêcheur

« Très haut, un aigle pêcheur décrit ses orbes. » (Premier voyage sur le fleuve, de Port-Gentil à Lambaréné, 14-16 avril 1913)

(A l’orée de la forêt vierge)


Il n’est pas rare que sur les bancs de sable de l’Ogooué, en saison sèche, un jeune aigle pêcheur, tombé du nid, soit capturé par des indigènes. Ceux-ci l’apportent au Dr Schweitzer dont ils savent qu’il va l’acheter pour le soigner si besoin et le sauver. Les petits dépendent de leur mère pour la nourriture pendant plusieurs mois. Jouant son rôle de bon Samaritain jusqu’au bout, Schweitzer va le nourrir et pour cela devra faire tuer chaque jour quantité de petits poissons. Cela lui est pénible de sacrifier tous les jours des vies à une autre, mais telle est in situ sa responsabilité.

(d’après Ma vie et ma pensée)




Albatros

Avril 1915. C’est la fin de l’été au Gabon. Les Schweitzer et les Morel (missionnaires à Samkita) ont l’occasion de passer ensemble quelques semaines à Port-Gentil, au bord de l’océan, logés dans une factorerie isolée et désaffectée qu’une compagnie commerciale a mise à leur disposition. Hélène ne se lasse pas de contempler une mer calme, sans vagues, et pourtant jamais immobile. « Le ressac n’a rien d’agressif et d’obsédant, son bruit est plutôt celui du mélodieux clapotis d’une source. Où passent de temps en temps des bancs de poissons, jaillissent des filets d’écume ; de grandes mouettes accourent alors et plongent ; plus haut dans l’azur un albatros poursuit son vol majestueux… »

(Lettre d’Hélène Schweitzer à ses parents, 29 avril 1915)



Amibe

« Parmi les fléaux qui sévissent en Afrique, n’oublions pas la dysenterie amibienne. Les amibes qui en sont la cause sont des êtres unicellulaires. Ces parasites s’établissent dans le gros intestin et provoquent des lésions de la paroi intestinale. Les douleurs qui en résultent sont atroces. Sans cesse, jour et nuit, le malade éprouve des envies d’aller à la selle. Mais il n’évacue que du sang et des glaires. »

(A l’orée de la forêt vierge)



« J’ai déjà fait allusion, dans mes précédentes lettres, aux nombreux cas de dysenterie amibienne existant à l’hôpital. Ces malades sont isolés dans un bâtiment spécial, afin d’éviter toute transmission de l’infection. De jour, ils se tiennent dans une cour entourée de grillages métalliques. Cette terrible maladie intestinale est causée par l’absorption d’une eau où se trouvent des amibes (Entamoeba histolytica). Ces êtres monocellulaires se logent dans la muqueuse de l’intestin et y produisent de petites ulcérations. »

(Lettres de l’hôpital du Dr Albert Schweitzer à Lambaréné, février 1939)



Ane

Un juif du nom de Mausché, qui faisait le commerce du bétail, traversait quelquefois Gunsbach avec sa charrette et son âne. Les gamins du village, pour qui c’était une distraction, ne résistaient pas à la tentation de lui courir après, de le singer et de l’injurier. Ils le poursuivaient ainsi jusqu’au pont de la Fecht. Le petit Albert qui ne voulait pas être différent des autres se laissait entraîner. Jusqu’au jour où il eut honte de sa conduite. Il ne pouvait quitter des yeux le visage de l’homme, qui gardait un sourire résigné, « embarrassé et indulgent », et baissait la tête, comme son âne la baissait. Images conjointes, sur les deux têtes, de l’humilité désarmée (pas toujours désarmante) des opprimés. L’âne comprenait la situation, en accord avec son maître, et savait quel comportement de soumission il convenait d’adopter en la circonstance.

Une leçon de non-violence dans la persécution pour le jeune fils du pasteur, qui dès lors changea son comportement, se mit à saluer Mausché – et son âne - avec respect et, devenu plus grand, lycéen dans les grandes classes, à bavarder avec eux et les accompagner un bout de chemin.

(Souvenirs de mon enfance)


On se dira que c’est le souvenir du visage de cet âne, « la tête baissée », qui rendit Schweitzer attentif à la physionomie de l’âne que Gaudi avait sculpté en bas-relief sur le grand portail de l’église de la Sagrada Familia en chantier. Grâce à l’entremise de Luis Millet, le chef d’orchestre de l’Orféo Català, il eut l’occasion de rencontrer l’artiste bâtisseur et de passer une heure avec lui, lors de son premier concert d’orgue à Barcelone en octobre 1908. Gaudi avait représenté un âne qui avance péniblement sous son fardeau dans une scène de la Fuite de la Sainte Famille en Egypte. Il expliqua à Schweitzer qu’aucune des silhouettes qu’il voyait n’a été créée d’imagination. Quand on apprit en ville qu’il cherchait un âne, on lui amena les plus beaux. Il n’en voulut pas. « Marie et l’Enfant-Jésus n’étaient pas assis sur un bel âne robuste, mais sur un pauvre vieil animal fatigué, aux yeux pleins de bonté, et qui comprenait de quoi il s’agissait. Tel était l’âne que je cherchais. Je le trouvai enfin, attelé à la charrette d’une vieille femme qui vendait du sable. Il avait la tête presque courbée au sol. J’eus beaucoup de mal à persuader sa propriétaire de venir dans mon atelier. Lorsqu’on prit des moulages de l’animal, morceau par morceau, elle se mit à pleurer, pensant que son âne n’y résisterait pas. Voilà l’âne de la Fuite en Egypte qui t’a frappé, parce qu’il n’est pas imaginé, mais réel. »

(Ma vie et ma pensée)


Et on se dira encore que c’est ce réalisme, dont il approuvait foncièrement la morale, qui rendit à Schweitzer insupportable la prose sulpicienne d’Ernest Renan dans sa Vie de Jésus (1863). L’âne s’y trouvait métamorphosé en mule. Jésus était montré parcourant la Galilée, « au milieu d’une fête perpétuelle », sur le dos d’une mule, « monture en Orient si bonne et si sûre, et dont le grand œil noir, ombragé de longs cils, a beaucoup de douceur ». Ses disciples organisaient autour de lui « une pompe rustique, dont leurs vêtements, tenant lieu de tapis, faisaient les frais. Ils les mettaient sur la mule qui le portait, ou les étendaient à terre sur son passage ». Le lyrisme, la recherche d’effets poétiques « enchanteurs » entraînait Renan à généraliser le merveilleux du dimanche des Rameaux : l’entrée messianique de Jésus à Jérusalem. Schweitzer, dans le chapitre qu’il consacre à Renan dans sa Geschichte der Leben-Jesu-Forschung (Histoire des recherches sur la vie de Jésus), 1906, s’amuse de son style et le parodie. « La fidèle et douce mule, „ aux grands yeux noirs ombragés de longs cils“, le porta donc vers la capitale où il entra sous les vivats de la foule. »

En réalité tout de même, Renan n’a pas écrit cela. Conformément aux textes des quatre Evangiles, il fit asseoir Jésus sur une ânesse. « Quand il s’approcha de Jérusalem, sur les hauteurs de Bethphagé, on lui amena une ânesse, suivie, selon l’usage, de son petit. » Dans Matthieu 21, 2, il est en effet question d’une « ânesse avec son ânon près d’elle ». Ordre est donné par Jésus de détacher l’ânesse et de lui amener les deux. Marc 11, 2 simplifie l’opération : « Vous trouverez à l’attache un ânon que personne au monde n’a encore monté ». De même dans Luc 19, 30. Et dans Jean 12, 14 : « Jésus, trouvant un petit âne, s’assit dessus ».

Dans tous les cas, il importait que Jésus apparût sur un ânon (en quelque sorte vierge, qui n’avait encore porté la charge d’aucun humain), car le prophète Zacharie 9, 9 avait annoncé :

Pousse des cris de joie, fille de Sion,

voici que ton roi vient à toi,

monté sur un petit d’ânesse.


Un ânon était-il assez costaud pour cette tâche ? La légende et l’imagerie retiendront, comme Renan, qu’une « entrée triomphale sur un âne était un trait messianique ». Ainsi l’âne est-il entré dans la geste du récit évangélique et a-t-il une place dans son bestiaire.

Quant à la mule, pas de confusion, elle est réservée au pape.



Anguille

L’éthique de la responsabilité nous interdit de faire comme la maîtresse de maison qui fait tuer l’anguille par sa cuisinière…

(« L’éthique du respect de la vie », dans Civilisation et éthique)


Pour beaucoup d’entre nous, la souffrance n’existe pas si nous ne sommes pas obligés d’en être témoin. Nous nous enfuyons sans bien nous douter que c’est précisément en cela, dans notre refus de voir, que nous devenons coupables. La maîtresse de maison ne supporte pas de voir comment on tue un poisson ou un poulet, elle prend la fuite, claque la porte derrière elle, se voile la face et laisse le soin de l’opération à sa servante qui est tout aussi effrayée, mais ne peut se dérober. Dans son inexpérience et sa désolation, elle emploiera la méthode la plus désastreuse. Quand elle aura fini, sa maîtresse reviendra sur les lieux, soulagée que “tout soit passé”, mais dans la figure torturée de l’animal mort elle pourrait lire un reproche: elle n’a pas su lui rendre le dernier service que l’on doit à un être vivant, ne pas le faire souffrir inutilement.

(Sermon éthique, 2 mars 1919)




Antilope

« A l’instant arrive la petite antilope qui est ma camarade de chambre. Elle s’allonge sous la table, à côté du grand chien. Ah, avec les animaux dans ma chambre, je m’apparais comme un saint Jérôme ! »

(Lettre à Alice Heimbold, 24 juin 1939)



On ne compte pas les photos qui montrent le Dr Schweitzer, casque blanc sur la tête, en train de caresser le flanc d’une antilope ou de tendre vers son museau une touffe de foin. Ces images sont fixées dans la légende de son hôpital de Lambaréné. La ménagerie dans l’imagerie !

Introduit dans sa chambre, l’écrivain journaliste Philippe Soupault, en reportage pour le magazine Réalités, n’en revenait pas de voir dans la pénombre, « derrière le dos du docteur assis à sa table, trois antilopes qui n’étaient séparées de lui que par un fragile grillage ». Il ne peut s’empêcher de lui demander naïvement si elles sont vivantes. Rire du docteur. « Elles ne sont certes pas empaillées. » Réflexion du visiteur. « J’aurais dû m’en douter rien qu’à cause de l’odeur suffocante de la petite pièce où écrivait le docteur Schweitzer. » Celui-ci fit les présentations, elles s’appellent Marius, Théodore et Pichette. « Elles sont sages comme des images. »

(Philippe Soupault, « Albert Schweitzer », dans Réalités n° 66, juillet1951)



Une fois de plus Schweitzer acheta à des indigènes, qui probablement avaient tué la mère, une petite antilope (e Antilöpli) toute chétive. Il s’en occupa d’abord lui-même, la nourrit de lait et de bananes, ayant en plus toujours chez lui une assiette de fruits à sa disposition. Elle grandit et se fortifia. Il l’appela Théodore et la confia à l’infirmière Jeanette Siefert qui lui fit une place dans sa case. Il fallut mettre hors de sa portée tout ce qui était papier, car une fois elle avait avalé une lettre de plusieurs feuillets. Schweitzer venait chaque soir lui faire une visite et lui parlait à peu près en ces termes (traduction) : « N’est-ce pas que tu es gentille, une gentille petite antilope, même la petite Jeanette n’est pas si gentille… »

Il partit en Europe, c’était en janvier 1934. Dans son courrier à Jeanette, il la priait de transmettre ses salutations à Théodore et de l’assurer de sa fidélité. Les premiers temps, après chaque coucher du soleil, Théodore attendait nerveusement son visiteur du soir, tendait les oreilles et dressait la tête par-dessus le grillage dans la direction par laquelle il avait l’habitude de venir. Elle ne comprenait pas qu’il ne vînt pas et refusait de regagner sa couche, il fallait la porter. Elle tomba bientôt malade et ne mangea plus. Est-ce de chagrin ou parce qu’elle avait été mordue dans son enclos par un serpent ou, comme l’expliqua le médecin Schweitzer, parce qu’une tumeur, comme il arrive souvent chez les jeunes antilopes, s’était formée dans son foie ? Elle mourut le 8 mars. Schweitzer écrivit de Lausanne : « Ach, nous ne l’oublierons jamais. Dis-toi qu’elle a eu grâce à toi une vie heureuse, même si elle n’est pas parvenue à son accomplissement… »

(D’après Jeanette Siefert, Meine Arbeitsjahre in Lambarene, 1933-1935)



Combien de pages, de phrases, de bouts de manuscrits ou de lettres, les gentilles antilopes n’ont-elles pas arrachés, grignotés et avalés ? Combien de passages importants (clés) de manuscrits surtout philosophiques, dans les années 1930 et 1940 notamment, ont ainsi disparu, difficiles ou impossibles à reconstituer ! En marge, Schweitzer indiquait parfois l’auteur du crime. Par exemple, la page 3 d’un texte de 1936 qui traite de la pensée (Vom Denken) porte la mention : « pages 1 et 2 perdues, page 3 rognée sur les bords a pu être sauvée de l’appétit de la petite antilope Hansele qui loge dans ma chambre ».

(Die Weltanschauung der Ehrfucht vor dem Leben, Dritter Teil, Einleitung)



« Chez nous il y a une chaleur accablante, quelquefois nous avons des tornades. Mais la nuit, la chaleur de la lampe à pétrole fait que c’est une véritable plaie d’écrire. J’ai deux antilopes dans la chambre, elles ont été élevées au biberon. L’une, Léonie, est toute apprivoisée ; l’autre, plus jeune, Théodore, est plus difficile à apprivoiser. Elle n’est pas encore prête à faire ses besoins dans la caisse à sable, alors que Léonie le fait depuis toute petite. Pendant que je t’écris, les grands insectes volants des manguiers passent dans ma chambre. »

(Lettre à Charles Michel, Lambaréné, 7 mars 1947)



« Qui n’a pas assisté à la naissance d’une antilope ne connaît pas tout du miracle de la vie et de la beauté. On trouve une demi-douzaine d’espèces de petits bovidés dans le biotope de Lambaréné : du céphalophe bleu, dont la taille est celle d’un gros lièvre, à l’antilope bongo, magnifique animal au pelage acajou rayé de blanc avec une encornure contournée des plus harmonieuses. Farouche et bien camouflé, il est extrêmement difficile à approcher. Les ethnies Bakouélé et Bakota ne consomment pas sa chair, frappée d’interdits magiques, mais les chasseurs européens recherchent ce trophée rare.

Le céphalophe rouge, frémissant de douleur et de peur, couché devant Schweitzer, est une petite antilope aux pattes grêles, au museau allongé, au ventre palpitant ; c’est la proie des panthères et des villageois qui rirent de ces animaux le principal de leur ration en protéines animales. La gracieuse femelle va mettre bas ; le petit a du mal à sortir. Schweitzer n’intervient pas ; il laisse faire la nature. »

(Robert Arnaut, Albert Schweitzer, l’homme au-delà de la renommée internationale,

30 octobre 1953)


Araignée

Schweitzer et sa femme viennent de débarquer en fin d’après-midi à la station missionnaire d’Andendé (Lambarané). Ils découvrent les lieux. A peine ont-ils eu le temps de déballer quelques affaires dans leur case que la nuit tombe. Elle commence sous ces latitudes peu après six heures. Tout à coup Schweitzer, assis sur une malle, distingue encore une ombre qui rampe le long de la paroi. Il raconte : « Effrayé, je m’approche et vois une énorme araignée. Elle est au moins cinq fois aussi grande que les plus grandes que j’ai pu apercevoir en Europe. Une chasse mouvementée, et c’en est fini d’elle. »

(A l’orée de la forêt vierge)



« Une question délicate: Avons-nous à prendre parti et à intervenir dans le combat de la vie contre la vie qui se déroule dans la nature? Vous apercevez par terre une grosse araignée. Vous savez que dans la toile qu’elle va préparer elle attrapera, martyrisera et tuera beaucoup d’insectes. D’un pas vous pouvez l’écraser et supprimer ainsi dans un seul être une cause de nuisance pour quantité d’autres êtres. Devons-nous faire cela, en avons-nous le droit? Aucune décision générale ne peut être prise ici, il faut que chacun agisse en conscience, selon ses convictions et selon la situation. Tantôt vous aurez à décider dans un sens, tantôt dans le sens contraire. »

(Sermon éthique, 2 mars 1919)


« La toile de l’araignée est une construction d’une merveilleuse simplicité, tant qu’elle reste tendue entre les fils de soutien, mais qui ressemble à un peloton embrouillé dès qu’on l’en détache : de même, la mystique de l’apôtre Paul est quelque chose de merveilleusement simple, tant qu’elle est tendue dans l’eschatologie ; elle se transforme en un peloton embrouillé dès qu’on l’en sépare. »

(La mystique de l’apôtre Paul)


Schweitzer accompagne un hôte américain dans la case qu’il lui a réservée. Le visiteur aperçoit une araignée qui se promène sur le mur. Il enlève sa sandale et se précipite pour l’écraser. Schweitzer lui retient le bras. Stop, elle était là avant vous !

(Anecdote)



Autour

« Du haut des palmiers qui entourent ma maison en Afrique pendent des nids de tisserins. Lorsque les petits montrent le bout de leur bec, des grands autours fondent sur eux et les dévorent, sous les yeux et les cris épouvantés des parents. La vue de ces drames m’autorise à tuer le rapace. »

(Sermon du 2 mars 1919, en l’église Saint-Nicolas, Strasbourg)



Baleines

Juillet 1914. Les Schweitzer passent quelques jours de repos au Cap Lopez, chez les Fourier (lui un arrière-petit-neveu du philosophe français Charles Fourier, théoricien d’un socialisme communautaire), dans une maison forestière au bord de l’océan. Ils contemplent la mer et en respirent avec délice la brise fraîche qui les change de la torpeur de Lambaréné où « il n’y a jamais de vent, excepté les tornades ». C’est dans la baie la période des parades nuptiales entre les baleines. Un chalutier allemand est ancré à quelques encablures de la côte. Son capitaine a invité les Schweitzer à visiter son bateau. Comme à la nuit tombante ils regagnent le rivage sur une pirogue, les rameurs tout à coup s’arrêtent. Devant eux émerge de l’eau une énorme masse noire. Ils pensent d’abord à un tronc d’arbre géant. Non, c’est le dos d’une baleine ! Grande frayeur, mais cela valait la peine de voir d’aussi près cette bête fabuleuse.

(D’après Verena Mühlstein, Helene Schweitzer Bresslau, Ein Leben fûr Lambarene)


Août 1925. Schweitzer envoie son jeune confrère, le Dr Victor Nessmann, à Port Gentil pour trois semaines de vacances. Il a voyagé sur un petit vapeur fluvial. « Partout où le bateau accoste, d’anciens patients de l’hôpital viennent le saluer et de nouveaux malades se présentent à lui, sollicitant son diagnostic ou des premiers soins d’urgence. Dans la ville portuaire, il loge le plus souvent chez des amis qui sont passés par l’hôpital, comme le directeur d’une maison italienne et plusieurs charmants ménages anglais. Au Cap Lopez, il rencontre des baleiniers norvégiens, qui préparent leur chasse. En cette saison en effet, les baleines quittent les mers du sud et remontent jusqu’aux régions de l’équateur pour éviter le refroidissement des eaux. Car dans l’hémisphère austral, c’est l’hiver en ce moment, le vent du sud nous apporte de la fraîcheur. »

(Nouvelles de Lambaréné, automne 1924-automne 1925)


« Au large du Cap Lopez, la chasse aux baleines a connu récemment un grand essor. C’est que début juin les cétacés, quittant les mers du sud, gagnent les régions au nord de l’équateur. Ils recherchent des eaux plus chaudes, vu qu’en ce moment de l’année l’hiver s’installe dans l’hémisphère austral. La baie du cap Lopez et ses environs, très riches en poissons, sont alors leur lieu de prédilection et c’est là que viennent les chasser, de juin à octobre, les baleiniers norvégiens. La chasse et le commerce de la baleine sont organisés aujourd’hui, et de la manière la plus moderne, à partir de deux villes norvégiennes. Des petits vapeurs rapides sillonnent la mer équatoriale jusque dans un rayon de deux cents kilomètres. Ils disposent de canons capables de lancer de grands et lourds harpons munis de quatre dents, qui tuent l’animal sur le coup. Une baleine a-t-elle été ainsi atteinte, elle est remorquée et conduite jusqu’à l’entrée de la baie du cap Lopez. A terre, en retrait sur le rivage d’une crique, il y a un grand bâtiment industriel qui renferme tous les appareils nécessaires au dépeçage et une grosse cuve en acier, chauffée à la vapeur, dans laquelle on jette les morceaux de lard pour en extraire l’huile.

En faisant une visite à ces chasseurs de baleine, j’ai été tout étonné de constater que les fanons, dont on peut retirer l’os, étaient rejetés à la mer car considérés sans valeur. Je savais que ces fanons, il y a quelques années encore, étaient la pièce qui rapportait le plus de bénéfices. “Que voulez-vous?”, me dit le capitaine, “c’est une affaire de mode. Les femmes ne portent plus comme dans le temps des corsets et d’ailleurs, pour ceux qu’on fabrique encore, on se sert de lames d’acier plutôt que des lames cornées que nous fournissions.”

Avec l’huile de baleine obtenue dans cette usine, on prépare ensuite différentes graisses utilisées pour protéger le cuir. Par des procédés chimiques, on vient de réussir à en ôter la désagréable odeur. Ce qui permet de la transformer aussi en margarine.

La viande et les os des baleines, que naguère on jetait, sont aujourd’hui moulus dans de grandes machines, puis, par ébullition et adjonction de différentes substances chimiques, on en fait un guano artificiel très prisé et bien payé en Europe par les horticulteurs. L’huile et le guano empestent tellement l’atmosphère de ce petit golfe qu’on se demande comment les cent trente ouvriers baleiniers peuvent pendant des mois supporter cette puanteur.

Autour des bateaux, l’eau est grouillante de poissons attirés par les déchets des cétacés que l’on balance dans la mer. Et de puissants requins, par douzaines, guettent leurs proies non loin du débarcadère.

Habituellement, en l’espace de quatre mois, ce sont environ seize cent baleines que l’on abat. Un navire, muni de grandes citernes en acier, attend de transporter la précieuse huile en Europe. Mais il arrive aussi, et on ne sait pas pourquoi, que le butin soit maigre et on rentre alors presque bredouille en Norvège. Cette année-ci les perspectives ne sont guère favorables. Ces quinze derniers jours à peine a-t-on attrapé une douzaine de baleines. »

(Histoires de chasse africaines, 1937)



Bêtes

« Mais voici une curieuse bête qui pour la troisième fois court sur ce papier où j’écris. Elle a cent pattes et brille de toutes les couleurs sur son dos. On dirait qu’elle sait que cette feuille est pour une des plus délicieuses femmes de la terre…

C’est merveilleux! Le soleil et toutes ces petites bêtes qui courent, qui vivent la vie des “humbles” sur la terre. Le chien est impatient. Cela l’agace de me voir écrire… »

(Lettre à Hélène, 5 juin 1906, Gunsbach, sur le rocher)



Blattes

Première nuit à Lambaréné (16 avril 1913). La journée a été longue et mouvementée. Après le souper chez les missionnaires de la station, on les a reconduits à leur case, en s’éclairant avec des lanternes, sur le sentier qui longe la colline. « Mais avant de songer au repos, il nous faut livrer une nouvelle bataille aux araignées et aux grosses blattes volantes, qui considèrent comme leur propriété la maison longtemps inhabitée. »

(A l’orée de la forêt vierge)


Question grosseur, ces blattes (fliegende Schaben) ne le cèdent en rien aux araignées, note encore Schweitzer. On les appelle encore cafards ou cancrelats. C’est ce dernier mot qui a été retenu dans la traduction française. Ces blattes dites américaines (periplanela americana) viennent en fait d’Afrique. Elles vivent dans les endroits chauds, humides et sombres. Elles ont entre 2,5 et 3,2 cm de taille. Elles ont l’ancienneté pour elles, existent depuis 250 millions d’années et survivront probablement à l’humanité. Alors ? Respect.



Boa

Dans le voisinage de l’école de filles, Morel a tué un énorme serpent, un boa constrictor. Comme il a été tué avec mon fusil, j’en reçois, comme il convient, la moitié pour l’hôpital. Il ne mesure que 5 mètres et demi de long et n’est pas particulièrement gras. Quand se fait la distribution des fins morceaux, on en vient presque aux coups parmi les malades. »

(Nouvelles de Lambaréné, du printemps à l’automne 1924)



Bœufs

« Le Bery est assis sur une borne à l’orée de la forêt. Une mer de brume translucide enveloppe tout le paysage alentour. De temps en temps des sons en émergent : une voix qui hèle des bœufs de labour, l’aboiement d’un chien, le cri d’un corbeau ou d’un geai. Mais autrement rien que le silence, encore accentué par ces bruits étouffés qui s’élèvent un instant et s’évanouissent. Le cœur serré, je songe que d’ici quelques semaines la neige aura recouvert cette terre fatiguée…

Voilà un paysan qui crie après ses bœufs… Maintenant, il les laisse se reposer un moment et reprendre leur souffle… C’est mieux. Ah ! je plains ceux qui n’entendent de symphonie que dans une salle de concert et ne connaissent pas la grande symphonie de la nature… J’en viens presque à penser que c’est petit de jouer à l’orgue comme je le fais les après-midi. »

(Lettre à Hélène, Sarre-Union, 13 octobre 1908)


« N’est-il pas écrit dans le 5e Livre du Pentateuque (Deutéronome 25, 4) : « Tu n’emmuselleras point le bœuf, quand il foulera le grain » ?

Mais le christianisme ne s’est pas arrêté à cette injonction et il n’a pas toujours, contrairement à l’esprit de son fondateur, reconnu que la vraie religion est aussi vraie humanité. On dirait qu’on ressent une espèce de crainte à effacer la différence entre l’homme et l’animal. Mais par cette crainte le christianisme a failli, de sorte que dans notre civilisation, pour ce qui se rapporte à la condition des animaux, l’on constate une rustrerie et une absence de réflexion qui ne correspondent pas à ce que veut une religion pure. Les religions de l’Inde qui par ailleurs se situent derrière le christianisme ont sur ce plan-là élevé leurs adeptes à un niveau de spiritualité éthique bien supérieur…

N’avez-vous jamais entendu en été meugler des bœufs et des vaches entassés dans les wagons à bestiaux ? Les naïfs croient que c’est par... ennui ! Mais celui qui connaît le langage des animaux sait bien que c’est de faim et de soif qu’ils hurlent. En apprenant depuis combien de temps ces bestiaux voyagent sans avoir reçu la moindre nourriture ni la moindre eau, ses cheveux se dressent sur sa tête et longtemps après que le train a quitté la gare, il entend encore les cris des bêtes assoiffées et affamées. »

(Sermon du 13 décembre 1908)


« Pour couronner cette sagesse, il [Wilhelm Wundt] affirme en conclusion qu’on ne saurait partager le moindre sentiment de joie avec des animaux. A croire qu’il n’a jamais vu boire un bœuf assoiffé ! »

(Kultur und Ethik, chapitre XX, « L’éthique du dévouement », 1923)



Buffles

« A quelle proximité de l’hôpital se trouvent les bêtes de la forêt, j’ai eu l’occasion de m’en rendre compte il y a quelques semaines. Comme les indigènes commençaient à faire des plantations sur un domaine appartenant à l’hôpital, j’avais dû fixer à nouveau les démarcations. Ayant parcouru avec les indigènes quelques centaines de mètres sur le sentier de démarcation, nous découvrons dans une clairière de nombreuses traces récentes de buffles. »

(Lettres de l’Hôpital du Dr Albert Schweitzer à Lambaréné, mars 1946)



« Un Américain avait tiré sur un buffle et l’avait manqué. Comme il n’avait plus de balle dans son fusil, il ne lui resta plus qu’à s’enfuir. Mais le buffle le rattrapa bien vite. Ils ont bien tourné pendant un quart d’heure autour d’un arbre en se poursuivant. Epuisé, l’Américain se décida de saisir le buffle par les cornes et il essaya de le renverser, comme il avait vu des cow-boys le faire dans les ranches de son pays. Il pouvait s’y risquer, parce qu’il avait l’entraînement d’un rancher et qu’il était bâti comme un Hercule. Mais le buffle africain ne se laissa pas renverser selon la méthode américaine. Ils dansèrent ainsi ensemble un certain temps, agrippés l’un à l’autre, jusqu’à ce que les Noirs réussissent enfin à détourner sur eux la fureur de l’animal et à libérer le chasseur avant que ses forces ne le lâchent. »

(Histoires de chasse africaines, 1937)



Caïman

« Les Noirs sont un peu mécontents de moi, parce que je ne fais guère usage de mon fusil. Un jour, pendant une tournée en pirogue, nous passâmes près d’un caïman qui dormait sur un tronc d’arbre émergeant de l’eau ; je le contemplais au lieu de le tirer : c’était un comble ! »

(A l’orée de la forêt vierge)


« Mais lorsqu’en pirogue nous longeons un banc de sable sur lequel dort un caïman, je ne saisis pas mon fusil comme d’autres feraient - par sport -, bien que j’imagine les massacres qu’il va perpétrer la nuit parmi les poissons. Oui, mais je ne l’ai pas pris “en flagrant délit” et je ne veux pas endosser le risque de le blesser seulement et qu’il disparaisse dans l’eau avec sa blessure. Je serais alors coupable d’une faute. »

(Sermon du 2 mars 1919, en l’église Saint-Nicolas, Strasbourg)



Charançons

« Ma femme a appris à souder, pour pouvoir fermer hermétiquement les boîtes en fer-blanc contenant la farine ou le maïs. Il nous arrive pourtant de trouver dans ces boîtes soudées des milliers de ces petits charançons (calanda granaria) tant redoutés. En peu de temps, ils réduisent en poussière le riz destiné aux malades et le maïs des volailles. »

(A l’orée de la forêt vierge)



Chats

Un mot d’esprit des plus contestables de Schweitzer et à l’authenticité douteuse, invérifiable, fait fureur sur les « réseaux sociaux » : « Il y a deux moyens d’oublier les tracas de la vie : la musique et les chats ».


Bienvenue au Miaooland. L’hôpital de Schweitzer recueille aussi des chats. La vie est dangereuse pour eux dans la forêt et ils ne sont guère tolérés par les Africains. Mais à l’hôpital, « ils trouvent sans difficulté des cachettes sous les nombreux toits des baraquements et ils se débrouillent pour se procurer leur nourriture ».

(Lettre du 12/8/1960 au directeur de la Société protectrice des animaux à Bonn)


Photos d’intérieur. Schweitzer à son bureau, dans son étroite chambre africaine aux cloisons séparées par des tentures, aux étagères compartimentées, remplies de livres et de dossiers, épinglées de fiches. Un chat tigré ou plutôt un chaton est assis sur la table, il s’est fait une place entre différents papiers, crayons, flacon d’encre, et le regarde écrire. Il frotte sa petite tête contre la main gauche légèrement levée pour être à sa hauteur, la droite tient un gros stylo entre l’index et le majeur. Schweitzer laisse faire et sourit. Il a les cheveux assez courts, presque en brosse, mais toujours une tignasse indocile. Il peut avoir cinquante ou soixante ans. Une autre photo, où il apparaît nettement plus âge, le présente de face. Même scène. Toujours en train d’écrire en compagnie d’un chat. Mais là visiblement il prend la pose, la scène est « mise », il porte un nœud papillon sur sa chemise blanche immaculée, ses gestes sont suspendus, il fixe les yeux sur la caméra. Le chat (le chaton) s’est installé en étendant les pattes sur sa main gauche, plus grosse que son petit corps frêle ; il a l’air de poser, lui aussi, et d’attendre, les oreilles dressées, le regard en direction de l’appareil.

Au cinéma, dans le film d’Erica Anderson (Albert Schweitzer raconté par lui-même), on voit Schweitzer empoigner le chat par le cou et d’un geste vif le déplacer à l’autre bout de la table.


« Si vous devez sacrifier chez vous quelques chatons en surnombre, ne demandez à personne de les noyer et ne vous imaginez pas que tout est réglé à partir du moment où ils ont disparu de votre regard. Peut-être sont-ils en train d’agoniser dans un sac au fond de l’eau. Non, prenez votre courage et tuez-les vous-mêmes d’un coup de marteau sur le crâne. C’est votre devoir envers eux. »

(Sermon éthique, 2 mars 1919)


Le Dr Walter Munz, qui a travaillé à l’Hôpital au début des années 1960, raconte que le repas de midi terminé Schweitzer emportait le plus souvent quelques restes sur une vieille assiette, qu’il descendait lentement les marches de l’escalier du réfectoire et qu’arrivé sur le terre-plein il appelait de sa voix haut-perchée, un peu grêle, les chats. En alsacien : Wo sin denn mini bràve, bràve Kätzele ? (Mais où sont donc mes gentils, gentils petits chats ?) A ces mots, tous les chats de l’hôpital, les grands comme les petits, accouraient de toutes parts, en soulevant leur queue, et se précipitaient sur la nourriture. Schweitzer s’attardait quelques instants à les regarder s’agiter, puis regagnait sa maison.


Il y avait beaucoup de chats à l’hôpital. Hélène en signalait un en 1914. Philippe Soupault en 1951 entendit le maître des lieux dire fièrement que « nous » (c’est-à-dire la communauté de l’Hôpital) en avons une dizaine. Peut-être plus avec les errants et les sauvages. Walter Munz note dans les années 1960 qu’on ne pouvait les laisser se multiplier et conserver en vie tous les petits. Un jour, pendant l’heure de la sieste, il surprit Schweitzer en train de descendre vers le fleuve, un sac de jute sur les épaules. Il le suivit et l’observa. « Arrivé sur la berge, Schweitzer s’accroupit, plongea sa main dans le sac, en sortit une petite créature qui gigotait, la saisit vigoureusement et lui fracassa la tête contre un tronc d’arbre, puis lança le cadavre au large dans le fleuve. Il répéta l’opération plusieurs fois. »

Il expliqua plus tard à Walter Munz qui l’interrogeait que c’était une nécessité, qu’il ne pouvait laisser les chats proliférer et que c’était de sa responsabilité de faire cette triste besogne, qu’il ne voulait s’en décharger sur personne. Il appliquait exactement la règle qu’il avait exposée près de cinquante ans plus tôt dans son sermon du 2 mars 1919.



Chenilles

« J’ai tardé à venir ici ce matin. D’abord, il y avait trois délicieux petits rouges-gorges penchés sur des échalas dans les vignes, comme s’ils attendaient ma visite et leur déjeuner. Il fallait s’arrêter un moment et les regarder ! Ensuite, près de votre place, il y avait des chenilles en train de ronger un bel arbuste. Je les ai cueillies avec ma canne, une à une, et je les ai écrasées. Cela fait une centaine de papillons en moins. »

(Lettre à Hélène, 5 juin 1906, Gunsbach, sur le rocher)



Chevaux

« Je souffrais surtout à la vue des maux et des durs labeurs auxquels sont condamnés les pauvres animaux. Le spectacle d’un vieux cheval boiteux qu’on menait à l’abattoir de Colmar, en le tiraillant à la longe par devant et en le frappant à coups de trique par derrière, me poursuivit pendant des semaines comme un cauchemar. »

(Souvenirs de mon enfance)



« Pendant les vacances, le voisin me permettait de conduire. Son cheval brun était un peu vieux et poussif, il fallait le ménager. Mais passionné par mon nouveau rôle, je me laissais entraîner à le toucher du fouet pour le faire trotter plus vite, quand même je remarquais sa fatigue. La fierté de conduire au trot l’emportait sur toute autre considération. Le voisin me laissait faire pour ne pas gâter mon plaisir. Ma joie tombait, lorsque, rentré à l’écurie, je voyais, en déharnachant le cheval, combien ses flancs haletaient ; je n’y avais pas pris garde quand je trônais sur le siège. Que servait-il ensuite de regarder ses yeux las et de lui demander pardon ? »

(Souvenirs de mon enfance)



« Ce matin, longue répétition pour le Magnificat. Après, le directeur m’a invité à un déjeuner au champagne – il était 2 heures, 3 heures à Strasbourg et Bery tout à coup avait la nostalgie de l’église Saint-Nicolas… il ne répondait aux questions plus que par des monosyllabes…

Puis, promenade en voiture. Le cocher frappait de toutes ses forces sur le cheval. Étonnement des autres - le directeur et deux critiques musicaux -, quand je les priai de lui donner l’ordre de cesser de maltraiter ainsi la pauvre bête, s’ils ne voulaient pas que je descende. »

(Lettre à Hélène, 25 octobre 1908, Barcelone)



« Vous serez également arrachés à votre paisible conscience si vous passez devant un chantier de construction où les chevaux doivent remonter et transporter les déblais sortis des fondations. Il faut avoir des nerfs comme des câbles d’acier pour tenir plus de cinq minutes en remarquant les efforts et les mauvais traitements imposés à ces pauvres vieilles bêtes contraintes de hisser à travers la terre molle un lourd chariot jusqu’à la chaussée. Quel doit être l’effroi de ces bêtes vouées à un supplice de damnés, lorsque le matin elles voient pénétrer dans leur écurie les premiers rayons du soleil, signal de la reprise sous le fouet des interminables remontées dans un sol boueux. Il y a quelques mois, quelqu’un s’avisa d’en parler dans les journaux en demandant comment on pouvait tolérer que se perpétuent de pareils tourments.

Les voituriers répondirent qu’ils n’en pouvaient rien; les entrepreneurs fixaient des adjudications à si bas prix qu’il ne pouvait être question de se procurer de bons et forts chevaux pour ce travail de transport des déblais. Le prix était calculé en voiturées et si eux se mettaient à diminuer le chargement et à multiplier les allées et venues, ils seraient bientôt licenciés et remplacés par d’autres qui chargeraient à plein... Alors il faut bien continuer à manier le fouet...

Ce qui fait justement frémir aujourd’hui, c’est que la cruauté des hommes ne vient pas seulement et simplement de leur insouciance, mais de la nécessité économique de gagner leur pain. Les tortionnaires ne sont pas les seuls coupables, mais, avec eux, tous ceux qui les contraignent à user de ces traitements barbares. L’hiver dernier, au moment de la fonte des neiges, il m’est arrivé d’appeler un sergent de ville pour lui demander d’exhorter un livreur de charbon - dont le cheval tombait presque d’épuisement - à chercher une bête de renfort. La conversation s’engagea avec le charretier: il savait bien que par ce temps, le cheval souffrirait; si cela n’avait tenu qu’à lui, il n’aurait chargé la voiture qu’à moitié, mais ces messieurs du bureau se moquent bien du temps et des conditions : il s’agit de livrer tant et tant de sacs par journée et qui trouve à redire n’a qu’à se faire voir ailleurs. »

(Sermon à Saint-Nicolas du 13.12.1908)



« Dakar ne me laisse pas un bon souvenir. Je me rappellerai toujours la brutalité avec laquelle on y traite les animaux. La ville est située à flanc de coteau, et les rues y sont généralement en fort mauvais état. Le sort des bêtes de trait, livrées aux Noirs, y est affreux. Je n’ai vu nulle part les chevaux et les mulets aussi maltraités. Deux Noirs, installés sur un chariot lourdement chargé de bois, frappaient leur pauvre animal en vociférant. Je ne pus poursuivre mon chemin ; j’obligeai ces Noirs à descendre du véhicule et à le pousser avec moi, jusqu’à ce que nos efforts l’eussent ramené sur un meilleur terrain. Tout interdits de mon intervention, ils obéirent sans discuter. »

(A l’orée de la forêt vierge)



Chèvres

En plus des soins du ménage (cuisine, lessives quasi quotidiennes, chambres des Européens), Emma Haussknecht s’occupe des poules et des chèvres. « Pour ne pas avoir à importer tout le lait qu’il nous faut de Suisse, ce qui revient cher, nous essayons d’élever un troupeau de chèvres. Mais ces animaux à demi-sauvages ici donnent à peine un demi-verre de lait par jour. Nous espérons que nous arriverons à améliorer la race. » 

(Nouvelles de Lambaréné, automne 1925 – été 1927)


« Nos chèvres nous livrent maintenant à peu près le cinquième de la quantité de lait dont nous avons besoin pour l’hôpital et le ménage. Mais que de soins elles réclament, à cause de la démangeaison qui les tourmente sans cesse ! Autrefois j’espérais que les indigènes parviendraient peu à peu à élever dans leurs villages des chèvres laitières. Mais elles sont la proie d’une infection cutanée et je sais maintenant la peine et les soins minutieux qu’il faut pour qu’elles n’en dépérissent pas. Je commence donc à douter que les villageois soient jamais intéressés à former les producteurs de lait dont le pays aurait si grand besoin. Quant à l’élevage des bovins, il ne fat pas y songer à cause de la mouche tsé-tsé. »

(Lettres de l’Hôpital du Dr Albert Schweitzer à Lambaréné, mai 1933)



« À Lambaréné, j’ai décidé que la viande des chèvres et des boucs que nous devons faire abattre de toute façon, parce que nous ne pouvons les élever tous, servira à l’alimentation. En revanche, je ne demande jamais à des chasseurs de tuer pour nous des animaux dans la forêt proche, parce que dans ce cas la seule raison en serait d’obtenir de la viande pour approvisionner notre table. D’une manière générale, je pense que l’humanité en viendra de plus en plus à réduire sa consommation de viande ou même à une abstinence complète. »

(Gifford Lectures, 25.11.1935)



Le plus vieux berger de l’Hôpital s’appelait Massouéma Gabriel. Il était entré au service de Schweitzer à Andendé, sur le terrain de la mission, donc avant le déménagement sur le terrain d’Adolinanongo en janvier 1927. Du temps du chirurgien Lauterburg (surnommé Tschinda : celui qui coupe bien), il gardait les cabris, en s’occupant de toutes les « crèches ». Plus tard Mlle Emma (Haussknecht) lui montra comment traire les chèvres, chaque matin, quand elles sortaient de l’étable, l’une après l’autre. Le lait était apporté aux cuisines. Mais le soir on le laissait pour les chevreaux qui étaient couchés à côté de leurs mères. Walter Munz, qui a encore recueilli le témoignage de Massouéma à la fin des années 1980, lui demanda si parfois il n’avait pas dû tuer des animaux.

« Si, mais cela m’était très pénible, car les cabris, les moutons et les autres formaient comme une famille. Je les nourrissais, je les soignais, je veillais sur eux, c’était bien. Mais les tuer, c’était mal et cela me faisait peur. Le Docteur non plus n’aimait pas ça, mais parfois il disait tout de même à Massandi, le cuisinier : il faut tuer une chèvre ou même deux. Pour nourrir les invités. On prenait alors l’animal désigné et on lui tranchait la gorge. »

(Walter Munz, Albert Schweitzer dans la mémoire des Africains)



Chiens

Quand, lycéen, il a vécu à Mulhouse, logé chez l’oncle Louis et tante Sophie, dans un « sombre » appartement de fonction, Albert a beaucoup souffert au début d’« être séparé de la nature ». Un de ses professeurs, M. Wehmann, a relevé qu’il lui arrivait d’écrire des lettres pleines d’affection à son chien, Néron ou Sultan, qu’il avait dû abandonner à Gunsbach, il lui demandait pardon pour son absence et ajoutait un os.

Comment l’homme est-il venu au chien ? Et le chien à l’homme ? L’éthologue Konrad Lorenz a écrit un livre sur cette question d’anthropologie (So kam der Mensch auf den Hund), montrant que très tôt dans son évolution l’homme s’est attaché le chien et qu’ils sont devenus inséparables. La compagnie de chiens est une dimension universelle de la condition humaine. Sur le mode de l’humour, Jean Egen a écrit dans ses souvenirs que « l’amour du chien pour l’homme est un mystère aussi profond que celui du saint pour Dieu » (Les tilleuls de Lautenbach). Et réciproquement : l’amour, l’affection, de l’homme pour les chiens. La vie Schweitzer en donne une riche illustration. Il a toujours été habitué à des chiens, dès sa petite enfance à Gunsbach, et il s’est organisé pour en avoir et en garder à Lambaréné.


Phylax

« A l’époque où j’allais encore à l’école, nous avions un chien jaune, du nom de Phylax. Comme beaucoup de ses congénères, il avait en haine l’uniforme et s’attaquait toujours au facteur. De plus, il mordait et s’en était pris un jour à un gendarme ; je fus donc chargé de le tenir en respect à l’heure du courrier. Armé d’une baguette, je l’acculais dans un coin de la cour, où je le maintenais jusqu’au départ du facteur. Avec fierté je prenais des airs de dompteur devant la bête qui aboyait et montrait les dents. J’étais prêt à la cingler de coups, si elle faisait mine de sortir de son réduit. Cette fière attitude ne dirait guère. Peu après, nous nous retrouvions assis l’un près de l’autre en bons amis, et je me faisais des reproches de l’avoir battu. Pour l’empêcher de courir sus au facteur, il m’aurait suffi de le retenir par le collier etd e le caresser de la main, je le savais. Mais quand l’heure fatale revenait, je succombais à la vanité de faire le dompteur. »

(Souvenirs de mon enfance)


Le chien du voisin

« Déjà lycéen, passant dans ma famille le congé de Noël, j’eus l’occasion de conduire un traîneau. Soudain, de la maison de notre voisin Loescher, son chien, connu comme agressif, s’élance en aboyant au-devant de mon cheval. Je crois être en droit de lui allonger un bon coup de fouet, quoique, visiblement, il ne courût vers le traîneau que par besoin de se démener. Trop bien visé ! Le chien, atteint dans l’œil, se roule en hurlant dans la neige. J’entendis, des semaines durant, sa voix plaintive… »

(Souvenirs de mon enfance)



Sulti

Sulti, comme on l’appelait familièrement, à l’alsacienne, ou « Sultan » était le « chien du pasteur » de Gunsbach pendant les années d’avant la Guerre. C’était quelqu’un ! Une personne ! Chaque fois que « le fils du pasteur », Albert, revenait chez lui, Sulti lui faisait la fête et ils allaient se promener ensemble, généralement au rocher, le Kanzrain. Suzanne Oswald, sa nièce, précise dans Mein Onkel Bery, que Sultan, un terre-neuve noir, avait sa niche sous la fenêtre de Schweitzer. Elle trouve que « son nom prétentieux ne lui allait pas du tout » et « sans être bien intelligent, il était le chien le plus attachant qu’on puisse imaginer ; son regard aimant était attendrissant à faire pleurer une pierre ».

Dans de nombreuses lettres à Hélène, de 1902 à 1912, Albert évoque son compagnon et plaisante.

Le 17 septembre 1902, sur son rocher, il a longuement évoqué « la nature », qui « s’assagit maintenant, elle s’avoue vaincue ». Développement sur une page, puis :

« J’arrête. Il faut que je prépare un sermon, car j’ai promis à mon père de le remplacer dimanche. Le chien du pasteur est couché à côté de moi, il m’observe du coin de l’œil par-dessus son épaule et baille. »

(Albert Schweitzer – Hélène Bresslau, Correspondance, Lettre 10)



Jeudi soir, 17 octobre 1902, dans le train pour Strasbourg : Finies les vacances, les belles journées d’automne. Il se souvient :

« Et mes belles mûres ! J’aimais tant manger les plus belles pour vous, mais voilà qu’elles pourrissent sur les tiges. Le chien aboyait gaiement, quand il me voyait ouvrir la fenêtre le matin, mais quand je ne venais pas le chercher après pour la promenade il gémissait de déception. Plus d’une fois, j’ai ouvert la fenêtre, puis je lui donnais un morceau de sucre pour le consoler. Le soir, quand tout le monde dormait, il faisait la ronde dans la cour. Voyant de la lumière chez moi, il montait sur le banc et regardait dans ma chambre d’un air de doux reproche. Ayant reçu son morceau de sucre, il continuait sa tournée pour revenir une demi-heure plus tard. En attendant, histoire de passer le temps, il avait déterré de vieux os et les croquait avec volupté. Il paraît qu’ils sont meilleurs quand ils ont été en terre plusieurs semaines. Sultan aime le faisandé ! Vous voyez toute cette idylle dans la nuit noire… Mais je m’y perds… Comment en suis-je arrivé à vous raconter ces histoires de chien ? »

(Albert Schweitzer – Hélène Bresslau, Correspondance, Lettre 15)



Sur mon rocher, vendredi 5 septembre 1903 :

« J’avais mis ce livre de côté, n’ayant pas voulu l’emporter en Suisse, parce que nous devions le lire ensemble. Le chien, à mes côtés, s’impatiente : par moments il se lève, pousse un soupir et me regarde comme s’il voulait dire : alors, nous partons enfin ? Il est triste parce que je ne m’occupe pas de lui. Mais comment pourrais-je lui faire comprendre que nous sommes en train de nous parler ?

(Albert Schweitzer – Hélène Bresslau, Correspondance, Lettre 41)



Sur mon rocher, le 8 septembre 1903 :

« Je viens de lire pendant une heure, allongé sur mon rocher, c’est imprudent parce qu’il fait frais et qu’il vente. Si vous étiez près de moi, vous m’auriez grondé – et comme vous m’auriez grondé longtemps, nous serions restés davantage ! Il n’y a presque plus de fleurs, mais à notre place habituelle, au tournant, on découvre de jolis œillets miniature. Il faut se baisser pour les sentir. Et puis, on trouve à se régaler dans notre domaine : quelles belles mûres ! Si vous étiez là, je vous en cueillerais des mains pleines et on les mangerait ensemble, gaiement. Sacré animal ! Oh ! pardon… C’est à Sultan que je cause ! Dès qu’il voit que j’écris, il commence à gémir. Est-ce que ça l’ennuie ou est-ce qu’il devine que je vous écris à vous et veut-il me demander par ses gémissements de le rappeler à votre bon souvenir ? Admettons : Sultan me charge de vous transmettre ses amitiés. C’est ça ! Il tire la langue et me regarde du coin de l’œil… »

(Albert Schweitzer – Hélène Bresslau, Correspondance, Lettre 44)



Gunsbach, jeudi soir, minuit, 7 septembre 1905 :

Encore une lettre des vacances d’automne. Ecrite en français, comme la plupart. Il est tard… minuit… « Grondez votre ami… ». Il s’excuse et se fait pardonner ! Puis soudain, vers la fin, ce passage en allemand.

« Hör den Brunnen. Der Hund schnarcht. Manchmal steht er auf und pustet unter meinem Fenster, weil er Licht sieht und will dass ich ans Fenster komme. » (Écoute la fontaine. Le chien ronfle. Par moments il se lève et souffle sous ma fenêtre, parce qu’il voit de la lumière et qu’il veut que je me montre.)

(Albert Schweitzer – Hélène Bresslau, Correspondance, Lettre 129)



Gunsbach, en forêt, jeudi après-midi le 24 mai 1907 :

« Mes parents veulent que vous soyez comme chez vous au presbytère… Les fleurs autour de moi vous appellent ! Je consulte Sulti, il dit oui et sort la langue. Lui aussi se réjouit de vous revoir… Venez donc… »

(Albert Schweitzer – Hélène Bresslau, Correspondance, Lettre 234)



Gunsbach, vendredi 6 août 1909, vers midi.

Ici il nous faut comprendre que Schweitzer imagine la scène ou se remémore une scène qui a eu lieu en cet endroit (le rocher). La citadine Hélène paraît un peu empruntée, elle n’est pas familière, elle, des chiens.

« Là, il sonne midi. Je ne suis arrivé qu’à 11h ½, mais il fallait vite que je vienne vous trouver ici, on m’a recommandé de rentrer exactement pour midi, et pas midi cinq ! Je m’empresse de vous aider à vous relever… Sulti ! Tranquille, ne renverse pas notre amie ! Et je revois vos mouvements craintifs… tous vos gestes de défense contre Sulti.

Vous êtes si loin et pourtant si près par l’esprit. Rentrons. Je vais être en retard ! »

(Albert Schweitzer – Hélène Bresslau, Correspondance, Lettre 378)



Le 22 août 1909, dimanche soir :

« Là je suis assis dans le train et j’essaye de comprendre ce qui se passe… C’est-à-dire que le Bery est en vacances et qu’il roule vers son cher Grimmi, que le voilà libre pour quelque temps et qu’il pourra travailler à son aise… Je ne comprends toujours pas mon bonheur, les yeux perdus dans les nuages du couchant. Et puis l’idée qui se rajoute qu’après, au retour, on sera assis sur le muret des vignes à côté de Sulti et de… l’amie ! Il me paraît incroyable que toutes ces choses soient possibles ! »

(Albert Schweitzer – Hélène Bresslau, Correspondance, Lettre 381)



Gunsbach, jeudi soir, 30 septembre 1909 :

« Et voici que tout à l’heure Sulti et moi nous prendrons le chemin de la gare pour le train de 8h… et le mot « monde », auquel je pense toujours quand une locomotive s’ébranle, avec la voiture postale à l’arrière et la vapeur qui s’échappe, prend une nouvelle signification… S’y ajoute quelqu’un que je vois dans un hôpital à Francfort, quelqu’un de très cher, dont la santé me préoccupe…

Bonsoir… Sulti appelle. Il est temps. »

(Albert Schweitzer – Hélène Bresslau, Correspondance, Lettre 390)



Gunsbach, Lundi de Pentecôte, 16 mai 1910 :

« Je suis étendu au soleil et dans les fleurs, alors que toi tu es confinée dans une salle étouffante. Nous sommes au château de Wasserburg, il y a Sülti, Maman, Marguerite, Suzanne, Paul et Emma, qui est arrivée à l’improviste de Zurich où elle passait ses vacances… (Papa n’est pas parmi nous, parce qu’il doit préparer un sermon pour des obsèques.)

(Albert Schweitzer – Hélène Bresslau, Correspondance, Lettre 457)


Gunsbach, mercredi après la Pentecôte, le 18.5.1910 :

« Sur les vignes commencent à pousser les feuilles. Quand elles seront rouges, tu seras libre ! Tu viendras t’asseoir sur le muret et tu raconteras à Sulti comment Bery est en train de suer aux examens à Strasbourg. »

(Albert Schweitzer – Hélène Bresslau, Correspondance, Lettre 458)


Gunsbach, samedi matin, 10 septembre 1910 :

« Je reste ici jusqu’à demain, dimanche soir. Sulti m’a confié qu’il se réjouit énormément du retour de la dame de Strasbourg, si élégante, mais un peu cynophobe… Il promet d’adopter les belles manières avec elle, si la joie des retrouvailles ne le submerge pas au point d’oublier toute dignité. »

(Albert Schweitzer – Hélène Bresslau, Correspondance, Lettre 483)


Gunsbach, dimanche après-midi, 11 septembre 1910 :

« Installé avec Sulti et ma mère sur la mousse à la Sonnenburg. Il fait un soleil radieux, mais la journée est déjà trop automnale… Sulti vient tout près, il voit que je vous écris. Il commence à devenir indiscret… c’est l’âge probablement… Sur la grande route, des pauvres gens se promènent en automobile…

(Albert Schweitzer – Hélène Bresslau, Correspondance, Lettre 484)



Gunsbach, lundi 27.2.1911, vers le soir :

« Je rentre mercredi soir. Demain, les Ehretsmann viennent. J’irai me coucher ce soir à 9 heures. Sulti était très sensible à vos amitiés et vous jure qu’il ne vous oublie pas pour Olympia, mais que vous garderez toujours la première place dans son cœur et qu’il n’existe pour lui qu’une Hélène. Il en sait pas qu’en allemand Hélène s’écrit sans accents [Helene] et que notre amie peut être si chauvine… Prière de l’excuser… »

(Albert Schweitzer – Hélène Bresslau, Correspondance, Lettre 507)


Gunsbach, samedi soir le 5.8.1911 :

« J’attends avec impatience vos impressions sur les pages reçues. Hier soir Sulti et moi nous étions au rocher, mais il faisait trop sombre pour écrire. Je vous écris après le souper, il faut que cette lettre vous parvienne lundi matin et vous salue au seuil de la nouvelle semaine. »

(Albert Schweitzer – Hélène Bresslau, Correspondance, Lettre 542)

 

Mithras

1912. Années des préparatifs pour Lambaréné. Sulti est trop vieux pour qu’on l’emmène en Afrique. Schweitzer a acheté un nouveau chien, baptisé Mithras. Nom choisi sans doute parce qu’il renvoie au bon génie de la religion mazdéenne, le dieu de la véracité et de la bonne foi. Il avait l’année précédente étudié l’influence de cette religion au temps de Paul, dans son ouvrage Geschichte der paulinischen Forschung (Histoire des recherches pauliniennes). Or, voilà que Mithras, qui devait les accompagner à Lambaréné, vient de mourir.

Dans le train pour Paris, 18 mars 1912 :

« La mort de Mithras m’a terriblement affligé. Je le vois encore courant à côté de Sulti sur la route de Wihr avec sa gentille et intelligente tête. Je le regardais souvent en pensant qu’il serait notre gardien et qu’il nous rappellerait Gunsbach. »

(Albert Schweitzer – Hélène Bresslau, Correspondance, Lettre 612)



Caramba

« Les palmiers accompagnent de leur bruissement doux la musique aiguë des grillons. Des cris cacophoniques et inquiétants me parviennent de la forêt vierge. Caramba, mon chien fidèle, couché sur la véranda, grogne doucement pour me rappeler sa présence. Une petite antilope naine est étendue à mes pieds sous la table. Dans cette solitude, je cherche à formuler les pensées qui me préoccupent depuis 1900, pour contribuer à la reconstruction de la civilisation. O solitude de la forêt vierge, comment pourrais-je assez te remercier pour tout ce que tu fus pour moi ! »

(A l’orée de la forêt vierge)



« L’explorateur du Pôle Sud et ses chiens - qu’il a fouettés à mort. J’aurais laissé le pôle où il est, la terre continue à tourner de toute façon et dans mon journal, j’aurais noté : d’après la position des étoiles je suis parvenu à proximité du pôle Sud, de tant et tant de degrés. A cause de mes pauvres chiens, je ne peux pas aller plus loin. » 

(Note en marge du sermon du 3 mai 1919)



Miro

1er mai 1923. Emménagement de la famille Schweitzer dans la nouvelle maison, toute neuve, de Königsfeld (Forêt-Noire). Il était entendu qu’Albert resterait tout l’été, il avait l’intention de rédiger, à partir des notes de son ami psychanalyste, le pasteur Oskar Pfister, les Souvenirs de son enfance. Sur le plan pratique, son premier souci fut de cultiver un grand jardin potager (Nutzgarten) et il se mit aussitôt à l’œuvre. Il acheta aussi quelques poules, pour les œufs, et leur construisit un enclos. Le chien, Miro, était de garde et de bonne compagnie, comme à Gunsbach il y avait eu le fidèle et affectueux Sulti.

Au fond, par un instinct paysan qui poussait à un maximum d’autarcie ou d’économie, Schweitzer reproduisait le schéma de la vie rurale qu’il avait connu dans le village de son enfance – et c’est ce même schéma de la campagne européenne qu’il projettera sur le terrain de son hôpital à Lambaréné.


Tschütschü

Tombe, le 30 octobre 1953, la nouvelle du Prix Nobel de la paix. Nombreux télégrammes et appels téléphoniques, entretien au téléphone avec la presse : Viendrez-vous en novembre à Oslo ? – Non, je ne peux pas quitter mon hôpital en ce moment. Je dois m’occuper de donner un toit aux lépreux. Grâce aux 147000 couronnes du prix, je vais d’ailleurs pouvoir acheter de la tôle ondulée. » Tschütschü s’impatiente à côté et de ses aboiements couvre les voix. Schweitzer se tourne vers lui et d’un ton sévère : « Tiens-toi correctement, Tschütschü, tu es maintenant un Chien Nobel. »

 

Tschütschü, Porto et Karamba

« Schweitzer avait eu plusieurs chiens qui lui étaient très attachés. De mon temps, il y avait Tchütschü, un chien de chasse au pelage lisse, brun-clair, tacheté de blanc, et Porto, le berger. Celui-ci avait seul le droit d’entrer dans la salle à manger, tandis que celui-là devait attendre dans la cour comme tous les autres. Un jour, un vieux monsieur, venu d’Allemagne nous faire une visite, se trouvait assis à table en face du Docteur. Il pensa e flatter en lui disant : « Comme je remercie le ciel de m’avoir permis, dans mon grand âge, d’entreprendre ce voyage jusque chez vous en Afrique équatoriale ». Alors, Schweitzer, âgé de 89 ans, demanda à ce monsieur quel « grand âge » il avait donc. 72 ans ! Entendant cela, il se tourna vers Porto qui comme d’habitude se tenait à ses côtés, attentif ; il lui passa la main sur le front et lui dit : Hersch Porto, der Mann isch 72 jährig. Meinsch nit, er isch noch e junger Mensch un er kennt uns e bissele helfe im Spital ? (Tu as entendu, Porto? Monsieur a 72 ans. Tu ne penses pas que ce jeune homme pourrait nous aider un peu à l’hôpital ?) »

(Walter Munz, Albert Schweitzer dans la mémoire des Africains)



Début de l’année 1965. « A la suite d’une invasion de chiroptères, une épidémie de rage se déclencha sur le territoire de l’hôpital. Plusieurs chats et chiens présentèrent des symptômes caractéristiques : perte du sens de l’équilibre, écoulement de bave, besoin d’isolement, dépression, inconscience et paralysie. Deux chiens devinrent terriblement agressifs, attaquant et tentant de mordre tout ce qui bougeait, mordant effectivement deux patients avant de périr misérablement. La situation était devenue des plus dangereuses pour tous, hommes et bêtes. Pour moi, le diagnostic était clair. Je prévins le médecin-chef de la région. Par télégraphe, j’eus cette réponse : « L’urine des chiroptères contient le virus de la rage. Quand cette urine pénètre dans la plaie ouverte d’un chien (ce qui pouvait facilement se produire, nombre de nos chiens ayant des abcès aux oreilles), il y a transmission du virus. Morsures donc contagieuses. Tuez tous les chiens de votre domaine. » Muni de cet avis, le cœur lourd, je suis allé trouver Schweitzer. Il me demanda si moi aussi je considérais ces mesures comme nécessaires. - Oui. – Et Tschütschü et Karamba ? (Porto était mort de mort naturelle il y a quelque temps déjà.) – Oui. – Alors, tu appelleras les gendarmes de Lambaréné. C’est à eux de faire ce travail.

(Walter Munz, Albert Schweitzer dans la mémoire des Africains)



Caroline

Il y avait Caroline, la chienne du Dr Rolf Muller, toujours obéissante et fidèle. Mais on lui avait donné en adoption Hanomed, un petit singe rescapé de la forêt. Un animal intelligent, mais effronté, foncièrement immoral. Quand on leur apportait de la nourriture, « Hanomed se précipitait en premier sur l’écuelle, de lait ou de soupe, et à force de cris, de menaces, d’agitation de ses mains et de sa queue, il tenait éloignée sa mère adoptive. Avait-il enfin mangé à satiété, il renversait systématiquement l’écuelle, contraignant la pauvre Caroline à lécher les restes à même le sol. »

Quand Caroline suivait son maître à travers la cour, « le vilain singe sautait sur elle ou s’agrippait sous elle, en se tenant à son ventre, et, flemmard, se laissait ainsi porter, en ne faisant plus de lui-même aucun mouvement. La nuit, Caroline était assez bonne pour lui servir de coussin ; Hanomed se blottissait tout contre son ventre rond et chaud, étendu sur le plancher, et il s’endormait là en toute quiétude et innocence jusqu’au petit matin.

La bonne et débonnaire Caroline, qui jamais ne se défendait contre le singe qu’elle avait adopté, reçut de Schweitzer un des plus beaux éloges qui se puissent concevoir ; alors qu’il avait observé une fois de plus le martyr qu’elle endurait avec toujours la même infinie patience et la même bonté dans le regard, il lui murmura : Caroline, wie dich de lieb Gott gschaffe het, do het er sich selber übertroffe. (Caroline, le jour où il t’a créé, le bon Dieu s’est surpassé !)

(Walter Munz, Albert Schweitzer dans la mémoire des Africains)



Chimpanzés

« Notre bébé-chimpanzé (de huit mois) faisait ses dents et en était malade. Il restait couché dans sa caisse, indifférent à tout. Emma Haussknecht, son infirmière attitrée, appela chaque jour les trois médecins en consultation. Enfin, le voilà éveillé, alerte, en train d’apprendre déjà à manger tout seul avec une cuillère. Mais s’il s’énerve, il mord. C’est un grand danger que l’on court avec les chimpanzés et les gorilles. Est-ce que nous réussirons à lui faire perdre cette agressivité ? Il est difficile d’éduquer les singes, parce qu’on ne doit jamais les frapper. Cela, ils ne l’oublient jamais et ne le pardonnent pas, même pas au plus bienveillant des maîtres. »

(Lettre du 7. 5. 1926 à August Albers, éditions C.H. Beck, Munich)



« Il est rare que Mlle Haussknecht, la polyvalente, apparaisse seule dans la cour, il y a toujours Fifi, le bébé-chimpanzé, qui s’accroche à son tablier. Quand Fifi nous fut amenée, il y a un an, c’était un bébé de quelques jours. Un chasseur noir avait tué sa mère. Au début, Mlle Haussknecht s’effrayait de la vilaine petite créature et n’osait pas prendre dans ses bras. Mais la compassion surmonta les inhibitions esthétiques. Depuis, Fifi, ayant fait toutes ses dents, s’est assagie et sait se servir d’une cuillère. Elle a maintenant une camarade de jeu en la personne d’un enfant-chimpanzé un peu plus âgé qu’un Européen nous a confié avant son retour en Europe, sachant que chez nous il est en de bonnes mains.

(Nouvelles de Lambaréné, automne 1925 – été 1927)



Chiroptères

« Le domaine de l’Hôpital a toujours été fréquenté par quelques chiroptères (ou « chiens volants », comme nous les appelions), ils se manifestaient surtout pendant la saison des mangues. Alors, ces grandes chauves-souris, dont l’envergure atteignait près de 60 cm, voletaient autour de la cime des manguiers et lançaient dans le ciel nocturne leurs aboiements brefs, mais retentissants. Peu nombreux, ces animaux étaient les bienvenus, un objet de curiosité. Mais une année, ils arrivèrent par milliers et s’installèrent sur les cimes de tous les palmiers qui bordaient le rivage de l’Ogooué. Là, pressés les uns contre les autres, ils restaient accrochés toute la journée en se tenant par leurs griffes, la tête en bas. Les branches des palmiers, pourtant solides, ployaient sous leur charge, et certaines même, celles du dessous, finirent par craquer. Vers le soir, toutes ces chauves-souris quittaient leur bri, elles s’envolaient ensemble, d’un coup, leur masse par moments assombrissant la voûte du ciel. Elles devenaient pour nous tous un véritable fléau qui nous faisait presque peur, leur vue nous écœurait, nous nous sentions envahis et comme frappés par une malédiction. Aucun moyen de les chasser. Juste l’espoir qu’un jour prochain toute cette engeance partirait d’elle-même, sans doute parce que leur nourriture dans la région serait devenue rare. »

(Walter Munz, Albert Schweitzer dans la mémoire des Africains)



Cigogne

Distribution de poissons le soir, dans la cour. Les trois vieux pélicans hospitalisés et les deux jeunes, aux ailes rognées, se précipitent et font grand tapage. « Kumba, la cigogne, tire par derrière sur ma robe pour me rappeler qu’elle est là aussi. »

(Jeanette Siefert, Meine Arbeistjahre in Lambaréné, 1933-1935)



Cobayes

« Autre débat : avons-nous le droit de détruire ou de mutiler des êtres vivants afin de récolter sur leurs corps des connaissances en physiologie et d’expérimenter certaines opérations chirurgicales ou encore de tester de nouveaux médicaments. Ici nous nous rendons particulièrement compte que notre existence se développe, de la façon la plus cruelle, aux dépens d’autres vies et de grandes souffrances que nous causons. Reconnaissons qu’en ce domaine de l’expérimentation scientifique nous avons beaucoup et terriblement péché, en nous comportant comme des êtres irresponsables, irréfléchis et insensibles. Combien d’animaux ont été torturés et finalement tués rien que pour servir de démonstrations dans des cours de médecine. J’en ai été très affecté au cours de mes études.

Mais d’un autre côté il nous faut bien admettre que c’est seulement grâce à des expérimentations sur les animaux que nous avons acquis des moyens de lutter contre des maladies qui autrefois étaient mortelles. D’ailleurs, les animaux cobayes n’ont pas seulement rendu service à l’espèce humaine, mais également à des espèces dont nous pouvons maintenant combattre certaines maladies épidémiques. Cela dit, nous ne devons assumer la responsabilité de sacrifier de cette manière des vies que si nous nous limitons à l’indispensable et si nous faisons le maximum pour épargner aux animaux de souffrir. »

(Gifford Lectures, 25.11.1935)



Cobra

« Il est à la fois effrayant et merveilleux de n’être environné que par les eaux et la forêt à perte de vue. Dernièrement, j’ai pris mon fusil pour abattre un cobra noir (de 2 mètres !) qui se trouvait sur un arbre devant ma maison. On sent ici que la forêt se moque de l’homme, qu’elle le tolère tout juste. »

(Lettre à Adolf Deissmann, 13.11.1913)



Coccinelle

« J’ai l’impression d’être plongé dans la lecture d’un conte. Une coccinelle s’est posée sur le papier où j’écris. Les herbes brunies et les dernières fleurs se courbent dans le vent. Comment retenir cette lourde, mais paisible atmosphère d’automne ? »

(Lettre à Hélène, le 9 octobre 1902, Gunsbach)



Colibris

Le Dr Schweitzer a invité son jeune confrère, le Dr Jacques Bessuges, médecin-chef de l’hôpital civil, à visiter ses plantations. Nous sommes le 29 décembre 1949. A travers le dédale d’une forêt plantée, éclairée, où l’on croisait des îlots de bananiers, des bosquets de gombos-gombos, des parasoliers, des manguiers, des «mangoustaniers , « greffés, uniques dans toute cette contrée », explique Schweitzer à son hôte, les deux hommes vont arriver à la léproserie, qui n’est encore qu’un village indigène, et non le « village lumière » qui sera construit plus tard, avec des constructions en béton et des toits de tôle, grâce en partie au Prix Nobel décerné en 1953.

Passionné d’ornithologie, le Dr Bessuges raconte. « Au bout du long chemin enchanteur qu’égayaient les piaillements des gendarmes, ces martinets africains dont les nids en boule tels les nids des tisserins pendaient des palmes comme des fruits, et les bruissements des colibris et des minuscules cardinaux voletant au-dessus des corolles odorantes, les ébats des foliotocolles, on entrevoyait dans la pénombre soudain revenue sous les épaisses frondaisons un autre village indigène : la léproserie du Docteur Schweitzer. »

(Jacques Bessuges, Lambaréné à l’ombre de Schweitzer, 1968)



Corbeaux

« Salut à toi, vieux Rhin, serais-tu devenu sage et docile ? Sa modestie ce jour-là était au diapason du paysage, elle s’accordait au pâle soleil de novembre, aux feuilles mortes qui tremblaient, aux corbeaux criards qui passaient. Les arbres miraient leurs couleurs dans les flots. »

(Lettre à Hélène, à ma place, au bord du Rhin, 7.11.1902)



Crapaud

« Nous sommes tous tentés, plus particulièrement, de faire des entorses au principe du respect de la vie et, sans penser à mal, nous demeurons impitoyables, lorsque nous avons affaire à des créatures antipathiques ou estimées nuisibles. A la vue d’un crapaud, par exemple, nous avons instinctivement tendance à lui lancer des pierres. »

(Sermon du 2 mars 1919 en l’église Saint-Nicolas de Strasbourg)



Un jour, un des hommes qui avait planté avec Schweitzer des pieux et l’avait vu prendre soin de retirer du fond des trous quelque bestiole, quelque fourmi, qui allait être écrasée, fut dépêché sur le chantier des défricheurs, sous le commandement de Mme Russel. Il coupait les broussailles, avec d’autres, quand apparut un crapaud. L’un des hommes voulut aussitôt le tuer d’un coup de machette. Mais celui qui avait vu faire Schweitzer l’arrêta et développa devant toute l’équipe la théorie selon laquelle tous les animaux étaient des créatures de Dieu et qu’il ne fallait pas les faire souffrir ou les tuer pour rien, sans raison. Sinon Dieu lui-même souffrait et pouvait se fâcher. Remarque de Schweitzer : « Ce « sauvage » était celui dont j’attendais le moins qu’il appliquerait ce qu’il m’avait vu faire et entendre dire pendant que nous plantions ensemble des pieux. »

(Nouvelles de Lambaréné, automne 1925 – été 1927)




Daims

Les abondantes chutes de neige sur les Montagnes Rocheuses au printemps avaient laissé d’épaisses couches jusqu’en ce début d’été. La population des daims risquait de dépérir. Aussi le Wildlife Service des Etats-Unis avait-il organisé un parachutage de balles de foin. Traversant en chemin de fer les Rocheuses en direction d’Aspen, le Dr Schweitzer, en compagnie du Dr Ross, du Dr Joy et de Mr Arnold, jouissait de son wagon d’une vue panoramique sur la vallée où justement un avion de secours était en train d’opérer. Il voyait les balles de foin descendre au-dessus du troupeau de daims qui attendait. Enthousiasmé, il se leva de son siège, courut d’une fenêtre à l’autre, et exultait : « Qui aurait jamais pensé à cela ? Et en Amérique ! Le respect de la vie ! Vive l’Amérique ! »

(George Marshall & David Poling, Schweitzer A Biography, New York, 1971.

Schweitzer avait visité les Etats-Unis en juin-juillet 1949. Le 8 juillet,

à Aspen (Colorado) il donna deux conférences sur Goethe.)




Ecureuil

« J’ai dormi sous un sapin, à la garde du chien. Me voici encore tout étourdi de l’odeur des bruyères, de cette odeur de vie qu’exhale la terre sous le soleil brûlant. Je ne vois que le ciel bleu à travers les branches du sapin et les taches blanches que le soleil dessine sur la mousse. Le chien court après un écureuil qui se moque de lui… »

(Lettre à Hélène, samedi août 1906, Gunsbach)



Eléphants

« Les plantations de bananiers des villages situés au nord-ouest de notre station et qui nous fournissent des vivres sont constamment visitées par les éléphants. Une vingtaine de ces animaux suffisent pour dévaster une grande plantation en une seule nuit. Ils piétinent ce qu’ils ne mangent pas. Je ne sais comment je pourrai continuer à nourrir mes malades. Nous avons presque la famine. » [Noël 1914. L’Afrique est coupée de l’Europe.]

« Les éléphants sont un danger, non seulement pour les plantations, mas aussi pour le télégraphe. La ligne télégraphique qui va de Libreville à N’Djolé en sait quelque chose. Tout d’abord cette grande tranchée qui traverse en ligne droite la forêt est bien tentante pour les animaux. Et puis les poteaux droits et lisses sont d’un attrait irrésistible. Ils conviennent si bien aux pachydermes qui désirent se frotter ! Qu’on s’y appuie un pu fort, les voilà par terre. Mais il en reste toujours un autre, tout semblable, non loin de là. C’est ainsi qu’un éléphant vigoureux renverse parfois en une seule nuit la ligne télégraphique sur une grande distance.

Quoique les éléphants qui rôdent dans les environs me causent de sérieuses inquiétudes pour l’alimentation des malades, je n’en ai pas encore vus et n’arriverai sans doute pas à en apercevoir. Ils se tiennent tout le jour en d’inabordables marécages et ne vont qu’à la nuit piller les plantations préalablement repérées. »

(A l’orée de la forêt vierge)



« Dans la forêt, nous apercevons souvent des traces d’éléphants ; celles des léopards nous causent quelque frayeur. Un ancien patient, que nous rencontrons sur le sentier et qui me reconnaît aussitôt, est si heureux de me revoir qu’il nous accompagne pendant plusieurs jours. Il est bon chasseur et nous fait remarquer bien des détails intéressants. Un jour, nous entendons tout près dans le fourré un craquement sec comme un coup de feu. – Qu’est-ce que c’est, lui demandé-je. – C’est « lui », répond-il tout tranquillement. – Qui « lui » ? – Hé, l’éléphant ! Il vient de briser un arbre pour se régaler des feuilles de la couronne.

Fréquemment, au cours de ces journées, nous trouvons le long de la piste des palmiers ou d’autres arbres que les éléphants ont brisés par le milieu et dont ils ont dévoré le feuillage. « A cause des éléphants, nous explique notre chasseur, il y a peu de plantations dans notre contrée. Ils dévastent tout. »

(Emma Haussknecht, « Une tournée médicale à travers la brousse et la forêt vierge », Lettre de Lambaréné, 31 août 1931)



« Les éléphants nous causent à nouveau de gros soucis, parce que constamment ils pénètrent dans les plantations des indigènes qui fournissent l’hôpital en bananes et dévastent leurs champs. C’est pourquoi nous manquons souvent de vivres pour nos malades. »

(Nouvelles de Lambaréné, 1939-1945)



Fourmis

« Les célèbres fourmis guerrières, qui appartiennent au genre Dorylus, sont des ennemis redoutables. Nous avons beaucoup à en souffrir. Dans leurs grandes migrations, elles marchent en colonnes par cinq ou six en ordre exemplaire. J’eus l’occasion d'observer une fois, non loin de notre maison, une colonne dont le défilé dura trente-six heures. Si dans leur marche elles traversent un terrain découvert ou un sentier, les “soldats”, armés de puissantes mandibules, forment une haie de plusieurs rangs sur les flancs de la colonne et protègent les ouvriers qui transportent le couvain. En formant la haie, les soldats tournent le dos à la troupe, comme naguère les cosaques qui gardaient le tsar. Ils restent dans cette position durant des heures.

D’ordinaire, deux ou trois colonnes indépendantes marchent parallèlement, à une distance de cinq à cinquante mètres l’une de l’autre. A un moment donné, elles se déploient. On ignore la façon dont se transmet le commandement. Mais en un clin d’oeil une grande surface se couvre d’un grouillement noir. Tout ce qui s’y trouve en fait d’animaux de petite taille est perdu. Mêmes les grandes araignées sur les arbres ne peuvent se sauver. Leurs terribles agresseurs les suivent en bandes jusque sur les rameaux les plus élevés. Si, acculées, elles se laissent choir à terre, elles y sont la proie des fourmis restées sur le sol. La tragédie est effroyable. Le militarisme de la forêt vierge soutient presque la comparaison avec celui des nations d’Europe.

Notre maison se trouve sur une importante voie stratégique de ces fourmis. C’est de nuit qu’elles se mettent ordinairement en campagne. Un piétinement et un gloussement particuliers des poules nous avertissent du danger. Il s’agit alors de ne pas perdre un instant. Je saute hors du lit, je cours au poulailler et je l’ouvre. A peine est-il ouvert que les poules se précipitent au dehors; si elles y restaient enfermées, elles deviendraient la proie des fourmis. Celles-ci se glissent dans les narines et dans le bec des volailles et les étouffent; puis elles les dévorent en peu de temps et ne laissent que les os proprement nettoyés. Les pauvres poussins sont aussitôt victimes des agresseurs. Les poules d’ordinaire parviennent à s’en défendre jusqu’à l’arrivée du secours.

Pendant ce temps, ma femme a saisi le clairon suspendu à la paroi du poulailler et sonné trois coups. C’est le signal enjoignant à N’Kendjou et aux hommes valides de l’hôpital de courir au fleuve et d’en remonter des seaux pleins d’eau. On mélange du lysol à l’eau, puis on arrose le sol autour de la maison et sous la maison (bâtie sur pilotis). Durant cette opération, nous sommes copieusement maltraités par les soldats. Ils grimpent le long de nos jambes et nous enfoncent les mandibules dans la peau. J’en comptai une fois près d’une cinquantaine sur moi. Ces bestioles mordent si fort que l’on n’arrive pas à leur faire lâcher prise. Quand on veut les ôter, leur corps se partage et leurs mandibules restent dans la chair et doivent être enlevées l’une après l’autre. Tout ce drame se déroule dans l’obscurité, à la lumière de la lanterne que tient ma femme.

Enfin, les fourmis se remettent en route. Elles ne peuvent pas supporter l’odeur du lysol. Des centaines de cadavres gisent dans les flaques. »

(A l’orée de la forêt vierge)



« Avant d’enfoncer les pieux, je vérifie s’il ne reste pas au fond du trou que nous venons de creuser des fourmis ou peut-être un petit crapaud que nos travaux ont surpris. Je prends le soin de sortir les fourmis à la main pour leur éviter d’être écrasées ou d’être ensevelies, lorsqu’à la fin nous comblerons le trou avec des pierres et de la terre. »

(Nouvelles de Lambaréné, automne 1925-été 1927)


« La case construite, il y a deux ans, pour les aliénés agités et bruyants nous rend de bons services. Mais, malgré toutes les précautions, malgré la ceinture de béton qui entoure la case et malgré la cendre fraîche qu’on y répand chaque soir, les occupants de ce bâtiment situé un peu à l’écart sont parfois menacés de l’invasion des fourmis guerrières. Pour peu que la cendre s’imprègne de l’air humide du soir et devienne collante, les fourmis, au lieu de s’y empêtrer, peuvent la traverser. Plus d’une fois, au cours des dernières semaines, il a fallu repousser les attaques nocturnes de ces armées de fourmis, devant lesquelles, comme on sait, l’éléphant même prend la fuite. »

(Lettres de l’Hôpital du Dr Albert Schweitzer à Lambaréné, juin 1935)



Gunsbach. Un jour d’août 1955. Nikos Kazantzaki et Albert Schweitzer reviennent de l’église où celui-ci a joué de l’orgue pour son hôte. Ils marchent sur la route aux bords enherbés. Kazantzaki veut cueillir une fleur sauvage. Schweitzer le retient de la main. Non, c’est aussi un être vivant.

« Une petite fourmi marchait sur le revers de sa veste ; il l’a prise avec une extrême délicatesse et l’a déposée à terre, à l’écart dans l’herbe, pour qu’on ne l’écrase pas. Il n’a rien dit, mais sur ses lèvres sont passées les tendres paroles de son aïeul d’Assise : « Ma sœur la petite fourmi… »

(Nikos Kazantzaki, Lettre au Greco)



Gibier

« Et la chasse ? dira-t-on. Dans la forêt vierge proprement dite, la chasse est improductive. Il s’y trouve évidemment du gibier. Mais comment le chasseur pourrait-il l’apercevoir et le poursuivre dans l’épais fouillis de la brousse ? Il n’y a de bonnes chasses que là où la forêt vierge alterne avec des marais déboisés ou des savanes. Si paradoxal que cela puisse paraître, nulle part on ne risque si facilement de mourir de faim qu’au milieu de la végétation luxuriante des forêts vierges très giboyeuses de l’Afrique équatoriale. »

(A l’orée de la forêt vierge)


Gorilles

« A propos de gorilles, j’ai appris récemment une curieuse histoire, qui s’est passée sur un chantier d’exploitation forestière, où, sous la direction d’un contremaître blanc, les indigènes abattent des okoumés. Il arriva à plusieurs reprises qu’un puissant gorille surgisse devant les femmes indigènes en train d’apporter à manger à leurs maris. Terrifiées, elles jettent sur le sol les marmites qu’elles portaient et se débarrassent de leur pagne pour courir plus vite. Le gorille ne les poursuit pas… mais fait honneur au repas tombé sur le sol et s’empare des récipients et des étoffes abandonnés par les femmes. Comme les attaques du gorille qui avait pris goût au menu se multipliaient, on décida d’organiser une battue. La bête se retira jusqu’à un énorme tronc d’arbre creux, où elle fut tuée, et l’on découvrit dans la cavité du tronc quantité de marmites, d’ustensiles et de pagnes. »

(Lettres de l’Hôpital du Dr Albert Schweitzer à Lambaréné, février 1939)




« A l’heure actuelle, nous avons en traitement un malade noir attaqué sur un sentier de la forêt par un gorille qui se jeta sur lui par derrière, lui enleva la peau du crâne avec ses dents et ses ongles, puis le laissa. »

(Nouvelles de Lambaréné, 1939-1945)



Grillons

« Après vingt-deux heures, la plupart des lumières sont éteintes dans les chambres. Cela ne veut pas dire que tous s’endorment aussitôt. Il y a les grillons et les crapauds d’Afrique qui s’en donnent à cœur joie de 9 heures du soir à 2 heures du matin. »

(Lettres de l’Hôpital du Dr Albert Schweitzer à Lambaréné, novembre 1935)


« Je vous écris à la lumière d’une lampe, tandis que dehors les grillons mènent leur vacarme. Une tornade s’était annoncée dans le ciel, mais elle s’est dissipée. Ici non plus, nous n’avons plus, depuis quelques années déjà, les grosses chutes de pluies tout à fait normales. J’ai appris qu’en Europe Centrale aussi, cet hiver, comme lors des deux hivers précédents, la situation n’était pas tout à fait normale. Voilà que j’en suis arrivé aux bavardages ! »

(Lettre au maire et aux conseillers municipaux de Königsfeld, 16.2.1950)



Harengs

« Dans cette solitude, notre principale alimentation consistait en harengs que je pêchais dans la mer. On peut difficilement se faire une idée de la quantité de poissons qu’il y a dans la baie du cap Lopez. »

(A l’orée de la forêt vierge)


Est-elle vraie cette histoire ? Le soir du dîner donné en l’honneur du Prix Nobel le novembre 1954 à Oslo, on servit des harengs. Schweitzer détestait cela. Pour ne pas paraître discourtois en les laissant sur son assiette, il les fit glisser discrètement dans une poche de son frac.



Héron

« Dans chaque éclaircie, des nappes d’eau miroitent ; à chaque tournant apparaissent de nouveaux bras du fleuve. Un héron s’envole lourdement et va se poser sur un arbre mort. »

(A l’orée de la forêt vierge)


« C’est un rêve de glisser doucement sur le fleuve sans entendre le bruit et l’agitation qui régnaient sur le paquebot et dans la ville, en pleine croissance, de Port-Gentil. Sur les bords du fleuve, le changement s’est produit en sens inverse ; les rives ont le calme de la mort, la nature semble revenue à son immobilité de toujours. Nombre de villages que je connaissais ont disparu. Des groupes de palmiers à huile, ci et là un manguier isolé révèlent qu’il y eut là un établissement humain. Maintenant, ce sont des hérons blancs qui peuplent les rives, et ils sont si peu craintifs qu’ils s’envolent à peine au passage du vapeur. Un de nos compagnons de route est soudain pris d’une passion destructrice ; il met en joue son fusil et vise ces nobles volatiles ; je ne le persuade que difficilement de renoncer à son acte barbare. »

(Hélène Schweitzer-Bresslau, dans Lettres de l’Hôpital du Dr Albert Schweitzer

à Lambaréné, janvier-mars 1930)


« Malheureusement, il ya encore des chasseurs qui tirent sur le noble héron blanc, dont les plumes sont très recherchées en Europe pour orner les chapeaux. De plus en plus, ces oiseaux persécutés se retirent vers des cours d’eau éloignés et inaccessibles, où ils peuvent espérer se trouver à l’abri. De sorte que sur le fleuve même, on n’en aperçoit pratiquement plus. »

(Histoires de chasse africaines, 1937)



Hippopotame

« Le jour parut comme nous atteignions le courant principal. Autour des énormes bancs de sable, à une distance d’environs trois cents mètres, je vis quelques ombres noires qui se mouvaient dans l’eau. Au même instant, le chant des pagayeurs se tut, comme s’ils obéissaient à un commandement. C’était les hippopotames qui prenaient leur bain matinal. Les indigènes les redoutent beaucoup et font de grands détours pour les éviter, car ces animaux sont d’humeur très changeant et se plaisent parfois à renverser les pirogues.

Un missionnaire stationné jadis à Lambaréné avait l’habitude de plaisanter sur les appréhensions de ses pagayeurs et de les pousser à s’approcher. Un jour, comme il allait reprendre son badinage, la pirogue fut projetée en l’air par un de ces animaux qui émergea tout à coup, et le missionnaire et son équipe eurent grand-peine à se tirer d’affaire. Tout son bagage fut perdu. Il a fait découper dans le fond épais de la pirogue la partie trouée par l’animal et il la conserve comme souvenir. »

(A l’orée de la forêt vierge, de juillet 1913 à janvier 1914)



« C’était un soir d’automne ; un planteur m’avait fait appeler. Pour arriver chez lui, nous devions passer par un étroit canal, long d’une cinquantaine de mètres, où le courant était impétueux. A son extrémité nous aperçûmes au loin deux hippopotames. Pour le retour, la nuit étant tombée, les propriétaires de la factorerie me conseillèrent de faire un détour de deux heures, afin d’éviter les hippopotames et le canal étroit. Mais mes pagayeurs étaient si fatigués que je ne voulais pas leur imposer ce surcroît d’effort. A peine étions-nous à l’entrée du canal que deux hippopotames émergèrent à trente mètres devant nous. Leurs beuglements rappelaient, quoique plus retentissants, le bruit que font les enfants qui jouent de la trompette avec un arrosoir. Les pagayeurs se hâtèrent vers la rive, où le courant était moins violent ; les hippopotames nous accompagnèrent, en nageant le long de l’autre bord. C’était merveilleusement beau et angoissant. Quelques troncs de palmiers embourbés émergeant au milieu du courant oscillaient comme des roseaux. Sur le rivage, la forêt vierge dressait un mur noir. Un clair de lune féerique éclairait toute la scène. Les pagayeurs haletants s’excitaient à voix basse ; les hippopotames élevaient leurs têtes informes au-dessus de l’eau et nous jetaient des regards courroucés.

Au bout d’un quart d’heure, nous étions sortis du canal et descendions le petit bras du fleuve. Les hippopotames nous envoyèrent un beuglement d’adieu. Je me jurai de ne plus regarder dorénavant à un détour de deux heures pour éviter la rencontre de ces intéressants animaux. Mais je ne voudrais pas ne point avoir vécu ces instants d’une inquiétante beauté. »

(Ibid.)



« En revenant de Samkita, nous rencontrâmes un troupeau de quinze hippopotames. Tous les animaux s’étaient déjà précipités dans l’eau, mais un petit se promenait encore sur le banc de sable et refusait d’obéir à sa mère qui l’appelait avec angoisse. »

(A l’orée de la forêt vierge, de janvier à juin 1914)



«  C’était la saison sèche. Assis sur le pont d’une des deux remorques, indifférent à ce qui m’entourait, je faisais des efforts pour saisir cette notion élémentaire et universelle de l’éthique que je n’avais trouvée dans aucune philosophie. Noircissant page après page des phrases sans suite, je n’avais d’autre intention que de fixer mon esprit sur ce problème dont la solution toujours se dérobait. Deux jours passèrent. Au soir du troisième, alors que nous avancions dans la lumière du soleil couchant, en dispersant au passage une bande d’hippopotames, soudain m’apparurent, sans que les eusse pressentis ou recherchés, les mots “Respect de la vie”. »

(Ma vie et ma pensée, Afrique 1913-1917)


« Depuis quelques mois, un hippopotame a élu domicile dans le fleuve au-dessous de notre jardin. De notre maison d’habitation, on l’entend pendant la nuit souffler et trompeter. Heureusement il ne lui a pas encore pris la fantaisie de promener ses petons dans nos plates-bandes. »

(Lettres de l’Hôpital du Dr Albert Schweitzer à Lambaréné, mai 1933)






« Quant à l’hippopotame qui fréquente les parages de l’hôpital, j’ai le regret de devoir lui dresser un fâcheux témoignage. C’est un personnage grossier et méchant. Saisi d’une rage aveugle, il s’en prend aux pirogues qui abordent, les renverse et en poursuit les occupants dans l’eau. C’est ainsi qu’il a tué un homme et grièvement blessé une femme hospitalisée chez nous. Une nuit de lune, nous l’avons vu, M. Goldschmidt, M. Holm et moi, se précipiter avec violence contre une pirogue dont les pagayeurs n’avaient pas soupçonné la présence. Ils ont pu tout juste éviter son attaque en virant prestement de bord. Comme il est devenu un danger pour ceux qui arrivent à l’hôpital ou en partent de nuit en pirogue, son arrêt de mort a été prononcé ! Mais, en secret, nous souhaitons que la sentence n’ait pas à être exécutée et que le monstre, averti par quelque instinct, préférera aller ailleurs exercer sa sauvagerie et sa méchanceté. »

(Lettres de l’Hôpital du Dr Albert Schweitzer à Lambaréné, février 1934)



« L’amitié pour les animaux a une signification profonde et c’est quelque chose de magnifique. Dans le calme de Lambaréné, cette sorte d’amitié se développe aisément. Ainsi en ce moment, trois hippopotames passent parfois la nuit près du rivage de l’hôpital, parce qu’ils savent que de nous ils n’ont rien à craindre. »

(Lettre du 7.2.1965, à Hans Margolius, Miami)



Hirondelle

« La rive est couverte d’une épaisse forêt, dont les arbres tantôt poussent dans l’eau même, tantôt se retirent pour faire place à de grands espaces couverts de papyrus. Des aigles pêcheurs et d’autres oiseaux que nous ne connaissons pas prennent leur envol à notre approche ; de ravissants petits hérons se balancent sur les bouquets de papyrus ; de vieilles connaissances, les hirondelles, tout comme en Europe, effleurent l’eau de leur vol léger. »

(Lettre de Marie Secrétan, dans Lettres de l’Hôpital du Dr Albert Schweitzer à Lambaréné, janvier-mars 1930)



« Fin mars, les hirondelles nous quittent ; fin avril, les oranges, qui étaient à l’état de fleurs au mois de novembre, commencent à mûrir…

Octobre. A peine les premières violentes pluies sont-elles tombées qu’il fait de nouveau insupportablement chaud. Chacun de nous appréhende les huit mois de grande chaleur qui nous attendent. Déjà les premières hirondelles nous arrivent du nord. Et du coup nous pensons à ceux qui là-bas auront maintenant plus de peine à se protéger du froid que nous de la chaleur. Les Africains ne me comprennent pas quand je leur raconte que les peuples d’Europe doivent entretenir un feu toute la journée pendant de longs mois et pour cela acheter cher beaucoup de bois. »

(De la pluie et du beau temps sous l’équateur, 1955)


« Je ressens comme une chose merveilleuse de pouvoir à mon âge encore être chez moi ici à Gunsbach où j’ai vécu mon enfance, d’entendre les premiers thèmes de la symphonie de mon existence revenir dans le final. Je dois apprécier ce privilège doublement, car je sais que tant d’hommes ont été arrachés à leur patrie par les terribles événements des deux guerres successives. Les hirondelles se rassemblent déjà pour préparer leur voyage vers le Sud. Dans quelques semaines je les suivrai. Alors nous vivrons ensemble de nouveau sous la Croix du Sud et sous les palmiers. Mais le temps viendra où je ne les verrai plus se rassembler pour le départ et je ne les retrouverai plus dans le lointain Sud, car j’aurai entrepris le grand voyage vers un autre monde. »

(Albert Schweitzer raconté par lui-même, film d’Erica Anderson et Jerome Hill, 1957)




Insectes

« Je ne peux pas m’asseoir car je tousse trop fort. J’écris debout et m’amuse à regarder des insectes courir en tout sens sur les pierres rouges. »

(Lettre à Hélène, au bord du Rhin, samedi après-midi le 13.3.1903)



« Ciel bleu, fleurs qui tremblent sur leurs tiges, insectes qui bourdonnent, un petit vent d’air tiède et l’odeur de la terre, la terre… Des petits insectes sautent sur le papier, les ombres des hautes herbes y dansent... »

(Lettre à Hélène, lundi de Pentecôte, le 6 mai 1910)



L’homme éthique du respect de la vie… « Si en passant devant une grande flaque il y voit un insecte qui se débat, il prendra la peine de lui tendre une feuille ou un fétu de paille pour le sauver. Il ne craint pas de faire sourire de sa sensiblerie. »

(La civilisation et l’éthique, chapitre 21, « L’éthique du respect de la vie »)



« Le docteur Schweitzer, sa tête blanche inclinée, regardait un insecte courir sur son soulier. »

(André Malraux, Le Miroir des limbes, I. La Corde et les souris)



Léopards

« Samkita est la station des léopards. Un de ces fauves avait fait irruption, par une nuit d’automne, dans le poulailler de madame Morel. Réveillé par les cris des volailles, son mari se hâta d’aller chercher des secours, pendant qu’elle faisait le guet dans l’obscurité. Entendant du bruit sur le toit, elle s’approcha du poulailler pour essayer de reconnaître l’intrus. Mais celui-ci, d’un bond puissant, avait déjà disparu dans la nuit. Lorsqu’on ouvrit la porte, vingt-deux poules gisaient mortes sur le sol, la poitrine déchirée. Seul le léopard tue ses victimes de cette façon, pour se repaître de leur sang.

Peu avant notre arrivée, un autre léopard avait fait son apparition près de Samkita et déchiré plusieurs chèvres. »

(A l’orée de la forêt vierge)


« Pensant que la contrée est riche en léopards, nous manifestons le désir d’en acheter une peau. Mais Zengui, un de nos porteurs les plus dévoués, nous dit en présence du chef : « Ces léopards n’ont pas de fourrure. Ce que l’on redoute ici, ce ne sont pas des léopards, mais des hommes qui agissent comme des léopards. Cela veut dire qu’il y a dans ces parages des hommes-léopards. Ces ont des êtres possédés de l’idée fixe d’être des léopards et de devoir tuer. Ils se revêtent de peaux de léopards, s’attachent des griffes de cette bête aux pieds et aux mains, et assaillent de nuit des gens. Souvent ils forment des sociétés secrètes avec de vastes ramifications, dont les chefs leur désignent les gens à mettre à mort. »

(Emma Haussknecht, « Une tournée médicale à travers la brousse et la forêt vierge », Lettre de Lambaréné, 31 août 1931)


« Rien de plus dangereux que de pourchasser un léopard que vous avez blessé. Parce qu’il avait oublié toute prudence dans cette situation, un marchand de bois italien a failli perdre sa vie. Traversant un bout de savane au sud-ouest du Cap-Lopez, il découvrit sans s’y attendre le léopard qu’il avait atteint d’une balle et grièvement blessé, comme l’attestaient les abondantes traces de sang. Il le suivit et se trouva en regard du fauve dans les herbes hautes d’une cuvette. Comme il se préparait à le mettre en joue, ses serviteurs noirs qu’il avait précédés crièrent derrière lui, voulant le prévenir. Paniqué, le léopard ramassa ses dernières forces et bondit sur l’homme blanc. Incapable de tirer, celui-ci lui opposa la crosse de son fusil, afin qu’il y plante ses dents, ce qu’il fit comme en témoignent les marques profondes sur le bois. Reculant pas à pas, le chasseur cherchait comme un escrimeur à parer les attaques, le temps que ses gens accourent et transpercent le fauve de leurs lances. Malheureusement, il trébucha et tomba. Le léopard avait déjà saisi un de ses bras et le déchira jusqu’à l’os, avant de succomber aux coups de lance. Lorsqu’on m’amena l’Italien à l’hôpital, après plusieurs jours de transport, je doutai de pouvoir sauver le bras. Après six semaines de soin, j’ai pu le considérer comme guéri et le laisser repartir. Ses blessures étaient profondément infectées. A chaque séance de pansement, quelles souffrances a-t-il dû endurer !

Quelques mois auparavant, j’avais eu à soigner un Noir qu’un léopard avait attaqué la nuit dans sa case.

Les léopards recherchent de préférence les chiens. Un marchand de bois perdit ses deux chiens qu’un léopard lui enleva en plein jour à l’intérieur de la maison. S’il ne trouve pas de chiens, il s’attaque aux poules. S’il a découvert un poulailler, il tente sans relâche d’y pénétrer, même si entre-temps il a essuyé des coups de feu. L’a-t-on fait fuir, qu’il revient une demi-heure après. Souvent, sa témérité finit tout de même par lui coûter la vie. »

(Histoires de chasse africaines, 1939)



Lièvre

C’est un poisson d’avril ! Comme tous les 1er avril, chacun se demandait : qu’est-ce que le vieux va encore inventer cette année ? On se tenait sur ses gardes, mais certains se faisaient attraper quand même. Ce 1er avril-là, en 1931, Schweitzer envoya un boy chez Mlle Koch qui dirigeait la cuisine. Sur un bout de papier Schweitzer avait écrit : « Chère Köchele, un chasseur noir vient juste de nous apporter deux lièvres qu’il a tirés dans la forêt. Le mâle pèse 16 kilos, la femelle 12. Il faudra les dépouiller soigneusement, de manière à conserver toute la fourrure, car je voudrais les faire empailler. La viande sera servie au repas. Voulez-vous descendre à l’hôpital pour veiller à l’opération de dépouillement. Apportez une grande bassine pour la viande et venez avec deux boys qui porteront le petit brancard qui servira au transport des deux dépouilles. Merci. » Il ne s’est pas écoulé dix minutes que nous voyons arriver la brave Köchele, suivie de deux boys et du brancard. Ce n’est qu’en entrant dans la salle de consultation et en voyant toutes les personnes groupées autour de Schweitzer qu’elle comprit. Grand éclat de rire général. Il n’y a pas de lèvres dans la forêt vierge.

(D’après une lettre de Marie Secretan à ses parents, avril 1931)


Mouche

« Car nous savons que l’existence de chaque être vivant est un mystère tout comme notre propre existence. La mouche, qui va et vient sur la table et que nous sommes tentés d’attraper et de tuer de notre main, est entrée dans le monde comme nous, elle connaît la peur, elle connaît la satisfaction, elle connaît la peur de ne plus vivre. »

(Discours de réception du prix de la Fondation Joseph Lemaire à Bruxelles, 1959)



Moucherons

« Toute la journée on vit dans l’appréhension de la nuit. Plus ennuyeux encore que les moustiques sont certains moucherons piqueurs, contre lesquels aucune moustiquaire ne vous protège. Les bras enflammés et la tête échauffée, on s’agite sur un lit moite. J’aimerais, après une telle nuit, voir ta tête! (A Lambaréné, où l’herbe autour des maisons est régulièrement tondue, on ne rencontre pas ou presque pas ce genre de moustiques.) A cause de ces bestioles, ma pauvre tête bourdonne, en ce moment où je t’écris, comme si j’avais avalé avec toi, jusqu’au petit matin, des chopes dans une taverne de Munich... »

(Lettre du 27.4.1930, à August Albers, éditions Beck, Munich)



Mouches tsé-tsé

« Les mouches tsé-tsé apparurent dès le lever du soleil. Elles ne volent que de jour. Les pires moustiques ne sont, en comparaison, que des êtres inoffensifs. La tsé-tsé a environ une fois et demie la taille de notre mouche commune, à laquelle elle ressemble, si ce n’est que ses ailes, au lieu d’être parallèles, recouvrent son corps comme les deux lames d’une paire de ciseaux.

Pour se gorger de sang, la mouche tsé-tsé pique à travers les tissus les plus épais. Elle est aussi prudente que rusée, et esquive la main qui veut la frapper. Dès qu’elle sent que le corps sur lequel elle s’est posée fait le moindre mouvement, elle s’envole et se cache contre les parois du bateau. Son vol est silencieux. On ne peut s’en défendre dans une certaine mesure qu’au moyen de petits plumeaux. Elle est bien trop avisée pour se poser sur un fond clair où on la découvrirait aussitôt. La meilleure manière de s’en préserver consiste donc à porter des vêtements blancs.

J’ai vu cette règle se vérifier durant notre voyage. Deux d’entre nous étaient habillés de blanc, le troisième avait un vêtement kaki. Ceux-là n’avaient presque pas de tsé-tsé sur eux, mais celui-ci fut constamment agressé; les Noirs eurent à en souffrir le plus.

La mouche tsé-tsé appartient au genre des glossines, qui compte de nombreuses espèces, sous-espèces et variétés en Afrique. La glossina palpalis, qui propage la maladie du sommeil, rentre dans ce groupe. »

(A l’orée de la forêt vierge)



Mouettes

De la véranda, Hélène ne se lasse pas de contempler une mer calme, sans vagues, et pourtant jamais immobile. « Le grondement du ressac n’a rien de violent et d’obsédant, son bruit est plutôt celui du mélodieux clapotis d’une source. Des filets d’écume se forment au passage des bancs de poissons. De grandes mouettes s’approchent alors et se précipitent sur les flots. »

(Lettre d’Hélène Schweitzer à ses parents, 29 avril 1915)


Oie

Et une oie… « Une oie vénérable, dernière survivante d’un troupeau et à ce titre entourée de respect… »

(Guy Barthélemy, Chez le docteur Schweitzer, 1951)



Oiseaux

« En 1896, aux vacances de la Pentecôte, je m’éveillai à Gunsbach par un rayonnant matin d’été et l’idée me saisit soudain que je ne devais pas accepter mon bonheur comme une chose toute naturelle, mais qu’il me fallait donner quelque en échange. Je réfléchis à cette idée, tandis qu’au dehors les oiseaux chantaient, et j’en vins, dans le calme, avant de me lever, à la conclusion que j’avais le droit de vivre pour la science et l’art jusqu’à ma trentième année et devais me consacrer ensuite à un service purement humain. »

(Ma vie et ma pensée)



« Ouvrons les volets, les oiseaux jouent dans le tilleul. Le monde n’a pas changé depuis le temps du Christ. »

(Lettre à Hélène, Gunsbach, 6.9.1903)



« Ma tête est encore trop fatiguée pour que je puisse exprimer tout ce que j’éprouve. Je ne me lasse pas de regarder les arbres et d’écouter les oiseaux qui chantent ici comme ils chantaient à Paris autour de la tombe du Père-Lachaise. »

(Lettre à Hélène, à notre place, au bord du Rhin, 20.4.1904)



« La rivière fait entendre la même musique qu’alors. Je pense à vous et mes pensées sont douces, comme la clarté qui inonde la vallée, et joyeuses, comme les oiseaux qui chantent… »

(Lettre à Hélène, Gunsbach, mardi matin après la Pentecôte, 1904)



« Malgré le mauvais temps, la Pentecôte est belle. Je suis allé me promener dans la petite vallée et ce soir j’étais sur le rocher. Mais j’étais triste : les enfants avaient trouvé dans la rue un oiseau tombé du nid. Il aurait bien couru. J’allais leur dire de le porter dans un pré, afin que sa mère puisse le retrouver. Mais voilà qu’un chat malin s’élance de la gauche, le saisit et se sauve. La pauvre petite créature battait des ailes… On est si profondément triste de penser à tout ce qui se passe en ce monde. »

(Lettre à Hélène, Gunsbach, 3 juin 1906)



« Tu n’es bon à rien ! me firent dire les pagayeurs par leur interprète. Si nous étions avec le missionnaire Cadier, il nous aurait tiré depuis longtemps un ou deux gros singes et quelques oiseaux, pour que nous ayons de la viande. J’accepte le reproche. Je répugne à tuer les oiseaux qui décrivent leurs orbes au-dessus de l’eau. »

(A l’orée de la forêt vierge)


« Un garçon du voisinage et moi, nous avions fabriqué des frondes. Un dimanche matin, à la fin du temps de la Passion, mon camarade me dit: “Viens, avant d’aller à l’église, on va filer par derrière dans les jardins et là avec nos frondes on va descendre quelques moineaux!” Cette proposition me sembla effroyable. Elle ne s’accordait pas avec la solennité du dimanche, ni avec le printemps, et je redoutai d’avance de voir au pied des arbres les cadavres des oiseaux que nous aurions tués. Mais je n’osai pas paraître ridicule. Doucement nous nous approchions d’un arbre encore dénudé sur lequel sifflaient de nombreux oiseaux. Avec des airs importants, nous préparions et déjà ajustions nos frondes, quand soudain dans le calme matinal résonnèrent quelques légers coups de cloche. Une douleur terrible m’envahit, c’était comme si des voix nous avertissaient de ne pas commettre un grave péché. Je me précipitai à la maison et, bien que je n’eusse alors que six ou sept ans, je crois qu’à l’école j’étais en première année, je savais d’emblée qu’un événement décisif pour moi venait de se produire. »

(Sermon du 2 mars 1919, église Saint-Nicolas de Strasbourg)



Papillons

« On fauche les prés plus bas, l’odeur fraîche du regain vient jusqu’à nous et vivifie l’air que nous respirons. Des papillons attardés volètent à la recherche de compagnons devenus rares. »

(Lettre à Hélène, Gunsbach, lundi matin le 7.9.1902)


Pélican

« Une dame vêtue en infirmière qui s'occupe de l'administration de l'hôpital et du secrétariat du docteur vient l'avertir qu'il est l'heure de nourrir les animaux. Elle porte une cuvette où sèchent des petits poissons.

Et le docteur, enthousiasmé, crie : « Mes pélicans! Mes pélicans! »

Il se lève, n'oublie ni de prendre son casque, ni de le faire remarquer ( c'est une de ses théories préférées en ce qui concerne les climats équatoriaux : le casque, le casque, toujours le casque !) et il s'empare de la cuvette. A grandes enjambées il sort de son cabinet, va vers la cage des pélicans qui se trouve placée exactement sous sa fenêtre et ouvre la porte. En se querellant comme des voyous à grands coups de bec, les pélicans, battant des ailes, foncent sur le docteur qui leur jette des poissons. Claquements de becs, disputes, exclamations et rires du docteur. Tout cela dure cinq bonnes minutes. »

(Philippe Soupault, reportage sur Lambaréné dans Réalités, 1951)



« On m’a amené quatre jeunes pélicans, à qui des hommes dénués de sensibilité avaient coupé les ailes, de sorte qu’ils ne pouvaient plus voler. Il faut dans ces conditions attendre deux, trois mois, avant que les ailes ne repoussent et que ces oiseaux ne puissent se débrouiller par eux-mêmes, dans la liberté retrouvée. J’ai engagé un pêcheur pour qu’il procure à ces jeunes pélicans leur nourriture. Chaque fois je suis désolé pour les poissons qu’il leur apporte. Mais voici mon dilemme: ou bien tuer les quatre pélicans, les laisser mourir de faim, ou faire tuer les poissons. Est-ce que je fais bien de défendre la vie des uns au détriment de celle des autres? Je ne sais pas. »

(Lettre de Lambaréné, datée de 1951, adressée à Jack Eisendraht)


« Nous avions déjà un pélican qui entretenait des relations amicales avec les animaux de la cour. Mais voilà que nous en avons un qui joue avec eux ! Il fréquente les moutons et s’associe à eux. De son long bec acéré, il leur pince l’oreille et eux avancent leur tête pour être mieux à sa portée. Mais de préférence il joue avec les trois jeunes chimpanzés qui s’agitent et courent dans tous les sens. Ils ont le droit de s’accrocher à ses jambes, de lui fermer le bec de leurs mains ou de le pousser. Jamais cependant le jeu ne tourne en une vraie bagarre.

Il n’y a qu’avec les chiens qu’il ne joue pas. Car ils l’ont déjà chassé dans un coin et il craint leurs mouvements brusques, parfois balourds. Si l’un d’entre eux s’approche de trop près, il lui assène un coup de bec. » 

(Texte daté de mars 1961)


Perroquet

Un Noir, nommé Aïnda, que Schweitzer avait sauvé en l’opérant d’une hernie étranglée, lui offrit quelque temps plus tard, à défaut de travailler chez lui comme cuisinier, un lot de poissons séchés et un perroquet. Celui-ci trouva grâce auprès de Mme Schweitzer. Deux autres, Kudeku et Sakku, leur furent encore offerts par la suite. Ils avaient donc à la maison, c’était en 1914 à Andendé, trois perroquets. C’est ainsi, raconte Schweitzer, que nous avons appris à connaître ces oiseaux qui sont une des créatures les plus étonnantes que le bon Dieu a conçues, comme si elles avaient été spécialement destinées au divertissement des hommes.

« Durant la journée, on laisse les perroquets aller librement. Leur territoire ici était la véranda qui entoure la maison, la cuisine attenante et la basse-cour grillagée. La nuit, on les installe sur la véranda dans leur caisse, pour qu’ils ne soient pas victimes des serpents ou des chats sauvages.

Nos perroquets n’ont pas beaucoup appris à parler, car nous n’avions gère de temps à leur consacrer. Veut-on leur apprendre méthodiquement à parler, il faut les entraîner en leur récitant des mots le soir, au soleil couchant, et le matin, quand le soleil se lève. Les nôtres n’apprennent que ce qu’ils attrapent au passage, dans les rumeurs de la vie quotidienne. De leurs relations antérieures avec des cuisiniers et des boys, ils disposaient encore d’une série de jurons et d’injures qu’avec nous ils n’ont abandonnés que lentement. Les expressions préférées de Kudeku, quand il arriva chez nous, étaient « cochon » et « saligaud ».

On pense généralement que le perroquet imite machinalement le son des mots, sans en connaître le sens. Cela est peut-être vrai pour un oiseau qui tout le temps enfermé dans sa cage s’abrutit. Mais il n’en va pas ainsi de nos perroquets qui mènent en Afrique une vie de locataire libre de ses mouvements. C’est ainsi qu’à ma grande surprise j’ai remarqué qu’ils ne parlaient que de ce qui avait du sens et tombait à propos. Vers six heures le soir, ma femme nourrissait les poules. Une demi-heure avant, Sakku, imitant la voix de sa maîtresse, les appelait doucement : Komm Bibi, komm (Viens Poupoule, viens). Et il riait, quand ainsi trompées elles accouraient en vain. Quand au déjeuner de midi il restait en déchet des os ou des têtes de poisson, j’appelais de la voix et par un sifflement mon chien Caramba pour qu’il monte de la cour. Combien de fois Sakku s’est-il amusé à crier et à siffler de la même façon, puis de se mettre à rire lorsque Caramba se laissait berner ainsi et paraissait tout penaud.

Lorsque Sakku voit un Noir se diriger vers ma maison, il toque comme il a vu des hommes toquer, il tappe du bec contre la porte pour annoncer la visite. Il se prend donc pour le gardien de la maison et ne tolère pas que des intrus montent l’escalier jusqu’à la véranda. Tout inconnu est pour lui un intrus. Sa méthode dans le rôle de gardien qu’il s’est donné est de se rapprocher d’un intrus par derrière, silencieusement, puis de frapper brusquement de son bec les mollets du malheureux. Si redoutable et si imprévisible se montre-t-il dans sa fonction, pour laquelle nous ne l’avons aucunement dressé, que des visiteurs noirs étrangers prennent la précaution avant de monter, surtout quand il fait nuit, de s’assurer la compagnie du cuisinier ou du boy.

Si une nouvelle personne entre à notre service, il se passe des jours avant que Sakku et Kudeku le tolèrent. J’ai plusieurs fois prévenu un boy de faire attention que Sakku ne se faufile pas derrière lui. Au bout de quelques jours, il s’est senti en confiance. Fièrement, il porte la soupière fumante et monte l’escalier, quand Sakku le toucha au mollet. De frayeur il laissa choir la soupière qui vola en éclats.

Tout comme un singe, le perroquet est enclin à tous les mauvais coups. Vers six heures du matin, aux premières lueurs de l’aube, Sakku s’agite bruyamment dans sa caisse et tape de son bec acéré contre les parois. Il ne s’arrêtera pas avant que ma femme se lève et vienne lui ouvrir. A peine dehors, il fait rapidement le tour de la véranda et descend pour réveiller le fidèle Caramba qui a veillé toute la nuit et se repose derrière la maison. Il le pince à la cuisse et jouit apparemment de ses hurlements en guise de chant matinal. Comme j’ai pitié du chien, je me lève dès que ma femme a ouvert la caisse et me précipite derrière la maison pour le réveiller moi-même.

C’était en 1917, assis dans ma chambre j’écrivais des lettres en me servant de la dernière plume en or que je possédais encore. Les plumes en acier ne valent rien en Afrique équatoriale, car à l’air chaud et humide elles commencent déjà à rouiller au bout de deux, trois jours. Voulant profiter de la fraîcheur d’un courant d’air, j’avais ouvert la porte grillagée donnant sur la véranda. Kudeku se tenait sur la balustrade. Comme je fus appelé pour une minute dans la pièce d’à côté, j’aurais dû fermer la porte. Mais Kudeku paraissant dormir en toute innocence, je négligeai de le faire, n’imaginant rien de méchant de sa part. Quand je revins, il se tenait à la même place, l’air toujours endormi et innocent, mais… ma plume en or était brisée et tordue, bonne à jeter.

Sakku mourut subitement de douloureuses crampes, quand à l’automne 1917 nous empaquetions nos affaires, étant expulsés du Gabon et envoyés dans les Pyrénées. Kudeku fut recueilli par des missionnaires et en 1920 Madame Morel l’emmena en Europe. Mais il supporta mal le climat tempéré et souffrit d’être enfermé jour et nuit. Au bout de quelques semaines seulement, on le découvrit un matin mort dans sa caisse. »

(Nos animaux à Lambaréné, Elsass-Lothringen Familien Kalender, 1923)


« La lumière de la lune coule à travers les hautes cimes des palmiers. Le perroquet, assis sur un panier à côté de mon bureau, baille ; il est fatigué. »

(Emmy Martin, Nuit de Noël à Lambaréné, 1951)



Poisson volant

« Vers trois heures de l’après-midi, on lève l’ancre ; debout à l’avant, j’observe comment elle se détache lentement du fond et s’élève dans l’eau transparente. En même temps, j’admire une sorte d’oiseau bleuâtre qui survole élégamment les flots ; un matelot m’apprend que c’est un poisson volant. »

(A l’orée de la forêt vierge)


Poulain

« Sur la grande route, des voitures de saltimbanques. Un ravissant poulain gambade joyeusement devant le cheval qui traîne une lourde voiture. Son tour aussi viendra. »

(Lettre à Hélène, 5 juin 1906, Gunsbach, sur le rocher)


Poussins

« Amène dans l’avion des œufs à faire éclore. Nous avons une couveuse, apportes-en autant que tu peux ; prends des œufs qui ont été pondus le jour de ton départ ou la veille. Les plus résistantes ici sont les grandes poules noires que nous avons déjà. On les appelle « schwarze Rheinländer » dans les catalogues des poules. Vois si tu trouves quelque chose d’analogue. Sinon, prends une quelconque brave poule alsacienne, mais pas de « Legkorn », elles ne réussissent pas ici. »

(Lettre à Charles Michel, Lambaréné, 4 mars 1954)



Puce

Saint-Maurice. « Hôtel luxueux, grandes toilettes, musique d’ambiance, champagne, belles dames : bref, avec mon pauvre habit gris, je me faisais l’effet d’une puce dans la chemise d’une jolie femme. »

(Lettre à Hélène, 4 septembre 1907)


« Un grand nombre d’ulcères proviennent de la puce-chique des sables (rhynchropion penetrans). Cette puce est beaucoup plus petite que la puce ordinaire. Sa femelle pénètre dans la partie la plus molle des orteils, de préférence sous l’ongle, et atteint sous la peau la grosseur d’une petite lentille. L’extraction du parasite provoque la formation de petites plaies ; survienne une infection au contact de la boue, il se produit une gangrène qui fait tomber l’orteil ou une se ses phalanges. Dans ce pays, les indigènes qui ont leurs dix orteils complets sont presque plus rares que ceux dont un ou plusieurs orteils sont mutilés. Il est intéressant de noter que la puce-chique, qui est devenue un fléau de l’Afrique centrale, n’y a pas toujours été connue, car elle fut importée de l’Amérique du Sud en 1872 seulement. En une dizaine d’années, elle a pris possession, en pénétration pacifique, du continent noir de l’Atlantique à l’Océan Indien. »

(A l’orée de la forêt vierge)


Punaise

En Allemagne, été 1923, dans un compartiment de train :

« Non, par exemple ! », s’exclama le gros barbu qui lisait un journal, assis à côté de moi, dans le train qui roulait entre Weimar et Halle. «Il existe tout de même des drôles de métiers aujourd’hui! Là, il est question d’un type qui gagne de jolis revenus en flânant dans les tribunaux de Berlin il assiste à des procès, note les noms et l’adresse des prévenus, quand ils sont condamnés et qu’ils ont de la fortune. Il va les contacter ensuite en prison et leur propose un marché: il s’occupera pendant leur absence de la gestion de leur appartement, leur trouvera un locataire, au prix fort, et il s’engage à leur restituer leur domicile dès qu’ils seront libérés. L’office du logement n’intervient pas! Il n’a rien à dire dans un tel cas! En vingt-quatre heures, ce type vous déniche un locataire qui depuis des années cherchait vainement un appartement à sa mesure. Sans doute n’est-ce pas pour très longtemps. Seulement quelques années, mais c’est toujours ça. Vous imaginez la commission qu’il doit toucher! Non mais, c’est incroyable ce que certains arrivent à combiner. Les plus malins, j’entends!»

- «Et avec ça, on ne soupçonne pas le métier de ces gens-là, quand on les voit en face de soi, à la terrasse d’une brasserie ou dans un train», fit remarquer son vis-à-vis, un homme maigre et glabre, qui venait d’avaler la dernière bouchée de son sandwich.

- «Vous avez sûrement raison», répliqua le gros barbu. «Mais en ce qui vous concerne, pas d’erreur, vous êtes un professeur de lycée qui part en vacances, trop content d’être débarrassé de ses élèves pendant quelques semaines. N’ai-je pas bien deviné?»

- «Pas vraiment! Sachez que je ne suis pas en vacances, mais que je voyage pour affaires et que mes affaires ont à voir avec l’agriculture. Je travaille dans l’élevage.

- «Voilà qui paraît étonnant! Mais vous n’élevez sûrement pas des cochons. Vous ne ressemblez en rien à ces propriétaires de porcherie qui ont, eux, un autre tour de taille et portent à leur montre une chaînette en or. Moi, j’aimerais bien être un éleveur de porcs, plutôt qu’un employé des postes, même en vacances.»

- «Ce ne sont pas des porcs que j’élève, mais des punaises.»

Tous les voyageurs du compartiment relevèrent la tête, amusés de voir le maigre marquer un point contre le gros bavard.

- «Pardonnez-moi», dit celui-ci, après s’être ressaisi. «Mais qu’est-ce que vous voulez faire avec des punaises? On ne peut ni les traire ni les abattre pour leur viande! Lorsqu’on en a, on n’a qu’une idée, s’en débarrasser au plus vite.»

- «Il y a pourtant des circonstances où l’on peut avoir besoin de punaises», répondit l’autre.

- «Alors là, vous piquez ma curiosité!»

- «Hé oui», fit le maigre. «Supposez que vous ayez découvert un moyen infaillible pour anéantir les punaises, un produit que l’on vaporise dans une pièce et aussitôt les punaises crèvent. La chimie moderne est une science puissante, elle a pendant la dernière guerre rassemblé beaucoup de connaissances sur les gaz toxiques. Ce que je vous raconte là s’est vraiment réalisé. Tout récemment, en effet, la chimie vient de gagner la bataille contre les punaises. Alors, imaginons que ce soit vous, vous qui êtes assis là, plus ingénieux que d’autres, qui ayez mis au point ce moyen nouveau et décisif de débarrasser le monde de ce fléau. Voilà votre fortune faite. Bien qu’en Allemagne vous ne gagnerez pas grand-chose. Nous ne pouvons plus nous payer le luxe d’une telle lutte. N’avons-nous pas dû peu à peu renoncer à poursuivre la lutte contre les limaces, dans laquelle nous avions pourtant pas mal progressé? Pour vous dire! Mais heureusement que l’étranger est à même de financer ces justes combats. Et l’étranger, croyez-moi, cher Monsieur, a beaucoup de punaises également. Combien d’immeubles à New York, et parmi les plus beaux gratte-ciel, en sont infestés! Donc, l’étranger est demandeur. Grâce à la clientèle d’outre-mer, vous allez être riche, vous, l’inventeur d’un produit anti-punaises.

Une courte pause. Le mystérieux bonhomme, maigre et glabre, avait parlé avec tant de fougue et d’éloquence que le gros barbu, visiblement subjugué, ne le tenait plus pour un plaisantin.

«Mais une question, très cher», reprit-il, «comment allez-vous démontrer la valeur de votre produit? Comment allez-vous vous assurer qu’à son contact les punaises sont toutes disposées à périr, et vite et définitivement? Si pour vous-même vous avez réussi à prouver expérimentalement l’efficacité de la chose, encore faudra-t-il en faire la démonstration devant d’éventuels acheteurs? Ce n’est pas pour vos beaux yeux qu’ils ouvriront leur portefeuille! Un Américain, un Brésilien ou un Uruguayen vous téléphone le matin de son hôtel Espalanade à Berlin, il veut assister à une démonstration à deux heures de l’après-midi. Pour cela, vous avez besoin de punaises, des punaises bien vivantes et visibles, plusieurs centaines, qui s’agitent gaillardement dans une prison d’où elles ne peuvent s’évader. Et si au bout de cinq minutes d’essai, vos punaises cessent de s’agiter, si elles sont crevées et, point décisif, qu’elles restent dans cet état plusieurs jours, alors ces messieurs vous tireront leur chapeau et vous achèteront votre produit à prix d’or. Vous aurez des représentants dans tous les pays du monde et vous serez millionnaire!»

«Seulement, où trouverez-vous chaque fois autant de punaises qu’il vous en faudra pour vos essais et démonstrations? Disons, cinq mille punaises par jour? Engagez pour voir du personnel, que vous placez dans une maison infestée et chargez d’attraper des punaises vivantes, sans les blesser. Quel résultat croyez-vous obtenir? Au mieux, on vous apportera une ou deux douzaines dans la journée. Les punaises vous reviendront donc si cher que ce n’est pas avec de l’or que vous les paierez, mais avec du platine, que dis-je, du radium! Vous comprenez maintenant pourquoi il est si nécessaire qu’il y ait au monde des personnes qui se spécialisent dans l’élevage des punaises.»

Le gros barbu était devenu tout respectueux. Il cessa même de souffler au visage de l’autre la fumée de son cigare malodorant. «Vous avez même des facilités par rapport à un éleveur de porcs», réfléchit-il à haute voix. «Vous n’avez pas besoin d’étables.»

- «Non, certes, mais j’ai besoin de science, de beaucoup plus de science que vous n’imaginez.» Le maigre avait dit cela d’un ton perfide en regardant l’autre droit dans les yeux. Il développa: «Lorsqu’on élève des porcs, il faut savoir comment ces animaux vivent, de quoi ils se nourrissent, quelles maladies ils peuvent attraper et quelles sont les races les plus résistantes. Eh bien, il en va de même pour les punaises. Mais qui parmi vous, Messieurs, sait la moindre chose là-dessus? C’est qu’il faut avoir des notions de zoologie générale, puis se spécialiser et fréquenter des savants qui ont passé leur vie à étudier la physiologie et les moeurs des punaises. De tels savants existent chez nous, car l’idéalisme allemand n’est pas mort. Et pour votre information, apprenez que je ne rejoins pas un lieu de villégiature, mais que je me rends chez le plus grand connaisseur de punaises du monde, afin de connaître les derniers progrès de cette science et me procurer les spécimens qui se prêtent le mieux à l’élevage.»

- «Peut-être aurez-vous la bonté de nous expliquer comment on procède pour élever des punaises?», demanda le gros barbu.

- «Je n’ai pas le droit de vous livrer des secrets professionnels», répondit sèchement le maigre. «Je l’ai d’autant moins que je ne suis qu’un employé. Mais vous commencez à comprendre, je crois, qu’il existe de par le monde beaucoup de phénomènes intéressants dont les journaux ne parlent pas. Aucun journal moderne et surtout pas vos Feuilles Berlinoises, où l’on chercherait en vain quelques pages culturelles ou des rubriques spirituelles. On n’y trouve que du sport et encore du sport. Si, par exemple, à Göteborg c’est le Japonais ou le Roumain qui a sauté le plus haut, voilà sur quoi on débat à longueur de colonnes et ce qui, il faut bien le dire, passionne les foules. Ne me coupez pas. J’ai vu comment vous avez lu et relu tout le supplément «Sports» de votre journal, avec l’attention d’un chrétien lisant la Bible.

Mais enfin, pour en revenir à nos punaises, vous ne pouvez en élever que si vous avez du lait qui leur convient. Pour avoir du lait, il faut des laitières. Or, le lait des punaises, c’est le sang. Les laitières, en l’occurrence, sont des souris. Donc, pas d’élevage de punaises possible sans un élevage de souris. Pour tel nombre de punaises, il faudra compter un nombre correspondant de souris prises comme nourrices. Attention maintenant, les difficultés ne font que commencer. Car vous ne pouvez traire vos souris et présenter leur sang aux punaises; il vous faudra, au contraire, amener la punaise à la souris comme on porte le nourrisson au sein. Mais comment? Ce genre de nourrisson qu’est la punaise vous filera entre les doigts. En fait, je peux bien vous révéler ce truc, on n’amènera pas la punaise à la souris, mais plutôt la souris à la punaise. Vous me suivez? Ce qui sert d’étable aux punaises est constitué par un petit tube de verre, fermé à l’un de ses bouts par un morceau de lin: elles ne doivent pas s’échapper, mais il ne faut pas non plus qu’elles étouffent. Vous souriez, vous vous demandez: comment diable va-t-il faire pour introduire la souris dans le tube? Eh bien oui, je mets la souris dans le tube, pas toute la souris, s’entend, mais sa queue. Ha ha! ce truc, c’est comme l’oeuf de Christophe Colomb. De la queue, introduite dans le tube par une petite ouverture pratiquée dans le capuchon de lin, les punaises extraient le sang en suçant, comme un bébé tète le sein de sa mère. Quand j’estime qu’elles sont rassasiées, je leur enlève leur nourrice, c’est-à-dire que je retire la queue de la souris en prenant garde qu’aucune punaise n’y reste accrochée. Oui, c’est comme ça qu’on procède, c’est ça la méthode.

Mais le tout est plus facile à expliquer qu’à faire. Il y faut beaucoup d’habileté et qui se montre maladroit de ses mains ne réussira pas. Je pourrais encore vous rapporter maints détails, vous révéler maintes finesses, mais à quoi bon. Cela ne vous servirait à rien. Vous ne me ferez aucune concurrence dans ce domaine et les capitaux que vous pourriez y investir seraient perdus, définitivement perdus, sans recours possible, comme a été perdu l’argent que vous avez placé dans les industries d’armement, n’est-ce pas? Ou bien? Comme employé des postes, vous avez sûrement souscrit à ces emprunts. Hé oui, vous n’êtes pas le seul à y avoir laissé des plumes!

Encore un point. Quand vous élevez des porcs, il vous faut bien dégager le fumier, sinon vos bêtes étouffent. De même faut-il de temps en temps nettoyer l’étable des punaises. Mais comment ferez-vous pour éviter que ces créatures n’en profitent pour vous fausser compagnie? Je ne vous indique là qu’une des mille difficultés que vous réserve un élevage de punaises. L’élevage en général exige beaucoup d’expérience. Et celui-ci, tout particulièrement. Plus petites sont les bêtes que vous élevez, plus grand devra être votre savoir-faire. Aussi ne vous laissez pas tenter par mes propos et ne vous lancez pas inconsidérément dans une telle entreprise. Surtout pas à grande échelle et en vue de gagner de l’argent. Par contre, si c’est à un niveau modeste, comme activité de loisir, je ne dis pas, vous pourrez y trouver quelque amusement. Car vous ne vous imaginez pas comme une jeune punaise peut être jolie à regarder. Je suis certain que vous n’en avez encore jamais vue. Vous ne vous êtes même jamais douté qu’une punaise puisse paraître belle. Votre sens esthétique n’a pas eu l’occasion de s’étendre aussi loin. Mais s’il vous avait été donné un jour d’observer une de ces jeunes punaises, à la loupe, naturellement, car à l’œil nu vous ne distinguez rien, vous vous seriez épris d’elles, comme moi.

De même qu’un éleveur de porcs regarde un cochon de lait avec d’autres yeux que quelqu’un qui n’est pas de la profession, de même l’éleveur de punaises, quand il tombe sur de jeunes spécimens. Le profit financier, ce n’est pas tout dans l’existence. Il faut bien gagner sa vie en travaillant, hélas, mais celui qui a une âme, il fera pour le soin de son âme des choses qui le porteront au-delà des satisfactions matérielles. Un peu d’idéalisme, n’est-ce pas, doit être sauvegardé, si l’on ne veut pas que l’humanité coure à sa ruine. Cela dit, je ne veux pas vous empêcher davantage de lire pour la quatrième fois vos pages sportives, bien que ce ne soit pas moi qui vous ai interrompu. C’est vous qui aviez engagé la conversation. »

(L’éleveur de punaises)


Note : Sous le titre Der Wanzenzüchter, cette fantaisie a été publiée par Schweitzer, sous le pseudonyme Hansel, dans le Elsass-lothringischer Familienkalender (1928).


Rats

« J’ai consacré les premiers jours après mon arrivée à déballer et ranger les médicaments que nous avons apportés. La plupart doivent être transvasés ou emballés à nouveau pour les mettre à l’abri de l’humidité de l’air tropical. Nous avions déjà fait à peu près la moitié de notre besogne quand nous avons constaté, à des bouteilles renversées et à des bouchons rongés, que des rats s’étaient introduits dans la pharmacie. Il a fallu débarrasser les rayons pour trouver les trous par où ils étaient passés ; en plusieurs endroits, ils avaient rongé d’épaisses planches de bois dur. Pour nous protéger de leurs ravages, il faut blinder de tôle une grande partie des parois. Ainsi sur les dix jours qui se sont écoulés depuis mon arrivée, j’ai dû en consacrer trois à la lutte contre les rats à la pharmacie. C’est bien l’Afrique ! »

(Lettres de l’hôpital du Dr Albert Schweitzer à Lambaréné, avril 1937)


Requins

« - Le requin ! Le requin !

Je me précipite hors du salon ; on me désigne un triangle noir qui émerge à cinquante mètres environ du navire et se dirige vers nous ; c’est la nageoire dorsale du monstre redouté ; quiconque l’a vue une fois ne l’oublie plus. Les ports de l’Afrique occidentale fourmillent de requins. A Cotonou, j’en vis un, attiré par les déchets de la cuisine, à dix mètres du vaisseau ; la lumière étant bonne et la mer transparente, je pus distinguer pendant quelques instants dans toute sa longueur le corps à reflets gris et jaunes de l’animal et observer comment il se retournait à demi sur le dos, pour que sa bouche, placée à la partie inférieure de la tête, fût en posture de saisir plus commodément la proie. »

(A l’orée de la forêt vierge)


« Les habitants de la mer apprécient le calme qui règne ici et l’on voit des requins et d’autres monstres marins qui s’approchent tout près du rivage ; on assiste parfois à des combats atroces. Dernièrement, vers le soir, un troupeau de bêtes fabuleuses a nagé hors de l’embouchure du fleuve, elles s’ébattirent pendant une bonne demi-heure dans la baie, puis s’en retournèrent. Elles dressaient leurs grosses têtes hors de l’eau et s’ébrouaient comme des phoques, peut-être des éléphants de mer capable de tuer les humains. »

(Lettre d’Hélène Schweitzer à Luise Bresslau Hoff, octobre 1916)


« Ici nous menons une vie de Robinson, entourés de requins et d’hippopotames se baignant dans la mer, nous avons plus de poissons que nous ne pouvons consommer. La maison est assez bien, mais nous manquons totalement de légumes et de fruits. Et l’eau est horrible. J’ai creusé un puits pour l’améliorer un peu, mais il faut néanmoins filtrer l’eau avec du charbon et la bouillir pour la rendre inoffensive, elle garde cependant un très mauvais goût. »

(Lettre d’Albert Schweitzer à Roland Kaufmann, 19 décembre 1916)


« Ce qui de nouveau m’a préoccupé le plus, c’est votre chapitre: La place de Schweitzer dans la pensée mystique. Là, quand je vous lis, je fais des bonds comme un requin que vous auriez à votre hameçon et que vous voudriez tirer jusqu’à vous. Je vous cite : « Inhibé par le scepticisme, le besoin métaphysique se fraye un chemin dans une mystique affective. » Oui, c’est ainsi que j’ai ressenti le besoin métaphysique, avec cette différence cependant que pour moi l’éthique ne répond pas à des sentiments, mais à une nécessité logique de la pensée… »

(Lettre au Pr. Oskar Kraus à Prague, datée de Lambaréné le 30 janvier 1927)



Sanglier

« Notre cher sanglier Thekla a dévoré quatre jeunes canetons qui se sont approchés de lui innocemment, en se dandinant. Il s’en est fallu de peu que la peine de mort ne soit prononcée contre lui. Il a été décidé qu’à l’occasion il serait attiré dans une caisse et relâché à cent kilomètres d’ici dans la forêt vierge. Le grand chien a mordu deux canetons qui se sont avancés vers son écuelle. Il a conscience de sa culpabilité. Mais Thekla est au-delà du bien et du mal.

(Lettre à August Albers, 14 octobre 1930)



Sauterelles

« On sent des odeurs de thym, on est assis au milieu de branchages, le dos bien calé, et on observe de grosses sauterelles qui bondissent de-ci de-là, de vrais monstres, à la vue desquels notre amie pourrait s’effaroucher. »

(Lettre à Hélène, 28 septembre 1908, à 6h du soir)


« Une quatrième infirmière s’occupe de l’entretien de la plantation, de la cueillette des noix de palme et des bananes, des soins à donner aux arbres fruitiers, très vulnérables, surtout pendant la période de croissance, aux ravages causés par des champignons et par les sauterelles. »

(Lettres de l’hôpital du Dr Albert Schweitzer à Lambaréné, novembre 1935)



Scorpions

« On craint beaucoup ici certains petits scorpions et d’autres insectes piqueurs. Leur présence rend si prudent que l’on ne se risque jamais à introduire la main à l’aveuglette dans un tiroir ou dans une caisse, comme en Europe. Les doigts ne s’aventurent que sous le contrôle des yeux. »

(A l’orée de la forêt vierge)



Singes

« Quelque chose est suspendu à un palmier et remue : ce sont bien deux queues de singe… et voici qu’apparaissent leurs propriétaires. Décidément, nous sommes bien en Afrique. »

(A l’orée de la forêt vierge)


« Les singes n’ont rien à redouter de mon fusil. On peut en abattre ou en blesser souvent trois ou quatre successivement, sans parvenir à les ramasser. Ils restent suspendus dans l’épaisse ramure de l’arbre ou tombent dans les taillis d’un marécage où il est impossible de s’aventurer. Et si l’on découvre le cadavre, il n’est pas rare de trouver avec lui un malheureux petit singe qui se cramponne en gémissant au corps encore chaud de sa mère. »

(A l’orée de la forêt vierge)



Tarets

« Quand le bois séjourne longtemps dans la mer, il est perforé par le taret (Teredo navalis), un petit mollusque vermiforme, qui pénètre en droite ligne de l’extérieur au cœur de l’arbre. C’est pourquoi, lorsqu’on prévoit une longue attente, on roule le bois sur la grève. On enlève alors ordinairement l’aubier à la hache et l’on transforme la bille en un bloc à quatre faces. »

(A l’orée de la forêt vierge)



Taureaux

« Dans les rues, on appelait à se rendre à la corrida, la grande corrida du roi et de la reine, et moi je devais le lendemain jouer de la musique spirituelle pour ce peuple de brutes ! Toute cette misère dans le monde parce que les hommes manquent de « compassion »... Pour peu qu’on pense à ces choses, qu’on plonge son regard dans ce qui est, même un ciel bleu au-dessus des palmiers devient une désolation.

Je sens que je suis une énigme pour les gens d’ici. Mais ils sont tellement gentils avec moi. Ils veulent que je revienne l’année prochaine… »

(Lettre à Hélène, 25 octobre 1908, Barcelone)



« Appliqué aux animaux, le principe du respect de la vie signifie d’abord que tuer des bêtes ne doit pas être un spectacle ni un sport!

Pas un spectacle: Je me revois, par un radieux dimanche d’automne, sur la grande place de Barcelone. Revêtues de robes éclatantes et de leurs mantilles qui flottaient au vent, femmes et jeunes filles se pressaient dans une même direction, celle de l’arène! Pour aller regarder comment des taureaux furieux déchireront de leurs cornes le ventre des mulets et puis comment, sous les applaudissements de la foule, ils seront à leur tour torturés jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le dirigeant de la prestigieuse société de musique dont j’étais l’hôte voulut me persuader d’aller assister à ce spectacle: Il faut que vous veniez! Qui n’a pas vu ça ne connaît pas l’Espagne! Les autres musiciens de l’orchestre sont toujours venus! Et cet homme religieux, fervent artiste, avec qui je m’étais le matin encore passionnément entretenu du christianisme, ne comprenait pas mon refus, pourquoi je ne pourrai jamais me pardonner de m’être rendu à un tel spectacle. Il me planta enfin là, ne voulant surtout pas rater le début. Vous savez que depuis deux décennies on construit à nouveau dans le sud de l’Europe des arènes pour la tauromachie, là où auparavant elles étaient interdites. Peut-être que d’ici un siècle on en verra dans toute l’Europe... »

(Sermon du 2 mars 1919)



Termites

« Je pensais pouvoir prendre enfin un peu de repos. Mais je découvris alors que, malgré toutes nos précautions, les termites avaient pénétré dans les caisses contenant les réserves de médicaments et de matériel de pansement. Il fallut donc ouvrir toutes les caisses et mettre leur contenu dans d’autres. Ce travail absorba de nouveau tous nos loisirs durant plusieurs semaines. Heureusement que j’vais découvert la chose à temps, sinon le dommage eût été beaucoup plus grand encore. L’odeur spéciale, fine et empyreumatique, que dégagent les termites avait attiré mon attention. Extérieurement, les caisses étaient intactes. L’invasion s’était produite dans le fond par une petite ouverture. De la première caisse, les insectes avaient passé à celles qui se trouvaient au-dessus et à côté en dévorant tout sur leur passage. Ils avaient probablement été attirés par un flacon de sirop pharmaceutique dont le bouchon de liège ne fermait plus bien. »

(A l’orée de la forêt vierge)



« Les termites nous rappellent sans arrêt que notre hôpital est situé dans la forêt. Tantôt on en découvre sur les rayons de la pharmacie, tantôt dans le matériel de pansement, tantôt dans les poutres des bâtiments, tantôt entre les planches accumulées, tantôt dans les papiers rangés quelques part. Quelle source d’ennuis constants ! Surtout qu’on ne les découvre toujours que lorsque les dégâts occasionnés sont déjà grands. Il s’agit alors d’enlever tout afin de connaître l’endroit par lesquels ils se sont introduits. Ces insectes nocifs nous donnent un travail considérable. A cause d’eux on est obligé de transvaser en boîtes de fer blanc qui ferment bien tous les médicaments qui nous parviennent dans des boîtes en carton. Les remèdes actuels pour combattre les termites ne produisent guère de résultats probants. Récemment nous avons eu recours au néocide (D.D.T.). Découvert à Strasbourg en 1872, ce remède tomba dans l’oubli ; on s’en sert à nouveau depuis 1941. »

(Nouvelles de Lambaréné, 1939-1945)



Tisserins

« Le culte a lieu en plein air. Pour parler, je me place debout sous le grand avant-toit d’une des cases de malades, au milieu des auditeurs qui se sont installés. Il faut fréquemment élever la voix pour dominer le vacarme des centaines d’oiseaux tisserins qui nichent dans les palmiers voisins. »

(Les sermons de Lambaréné)


« Voici encore des hôtes que nous n’avons jamais invités et qui se sont effrontément imposés d’eux-mêmes : les oiseaux tisserins. Ce qui les attire chez nous, ce sont les grains que nous donnons à nos poules et dont ils se servent copieusement. Rien de plus pratique pour eux que de s’installer sur les palmiers de l’hôpital, dont ils prélèvent les feuilles pour se construire leurs remarquables nids qu’ils suspendent aux branches. Un palmier enguirlandé ainsi de soixante à soixante-dix de ces nids et autour duquel tournoient ces oiseaux qui inlassablement apportent à leurs petits les grains que nous destinions aux poules, c’est un beau tableau. Mais cet arbre est condamné à mort. En quelques années il va dépérir, parce que les tisserins sans relâche utilisent ses feuilles pour tisser leurs nids. Ils pourraient les chercher sur les palmiers voisins. Mais il leur paraît sans doute plus commode de se servir directement sur l’arbre qu’ils habitent.

Nous ne pourrions sauver les palmiers qu’en en chassant les oiseaux à coups de fusil. Mais personne parmi nous ne s’y résout. En conséquence, nous avons déjà perdu des douzaines de ces palmiers. »

(Lettre au directeur de la Société protectrice des animaux à Bonn, 12 août 1960)




Tourterelles

« Les oiseaux appellent les oiseaux, un couple de tourterelles s’envole de la forêt et au milieu de tout cela, baigné de lumière, est couché un gros animal, brun sombre, que l’on nomme Bery... »

(Lettre à Hélène, lundi de Pentecôte, le 6 mai 1910)



Truie

« J’ai bu aux mamelles de deux civilisations. C’est moins que ma truie qui a besoin, elle, de six mamelles. »

(Propos apocryphe)



Trypanosomes

« A Lambaréné, je sauve les patients atteints de la maladie du sommeil en leur injectant une substance qui détruit les trypanosomes contenus dans leur sang et le liquide rachidien. Et dans combien de cas l’acte médical ne consiste-t-il en rien d’autre, essentiellement, qu’à faire périr par des moyens appropriés d'innombrables bactéries. »

(Gifford Lectures, 25.11.1935)



Vaches

Lorsque la famille Schweitzer s’installa à Gunsbach en juillet 1875, le petit Albert était à six mois un enfant pâle et malingre. On craignit pour sa vie. « Un jour on me crut mort. Mais le lait de la vache de notre voisin Léopold et l’excellent air de Gunsbach firent des prodiges. Quelques mois plus tard je pris le dessus et devins un enfant robuste. »

(Souvenirs de mon enfance)



« On entend au loin tinter les cloches des vaches sur les pâturages, et de la vallée montent les sons de la cloche de midi. Tous ces bruits se résolvent en une basse qui se fond dans l’harmonie générale… »

(Lettre à Hélène, le 1er septembre 1902, l’après-midi, Gunsbach)


« Sur les prés d’un vert sombre, les vaches broutent les dernières herbes. Un voile de brume bleuâtre les enveloppe. Tout ce qu’on voit paraît estompé, les montagnes sont cachées derrière les nuages et à travers ces mers de brouillard opaque on distingue à l’oreille de près comme de loin le tintement des cloches d’un ou plusieurs troupeaux, selon un rythme et une harmonie que l’on n’arrive pas à fixer. »

(Lettre à Hélène, le 9 octobre 1902, Gunsbach, sur mon rocher)


« Mon cher Grimmialp est plus beau que jamais. Je vois en ce moment à travers la porte du balcon grand ouverte le ciel étoilé, les montagnes, j’entends le ruisseau, les clochettes des vaches qui restent au pâturage la nuit. On distingue même les petites clochettes des veaux. »

(Lettre à Hélène, le 23 août 1906, Grand Hôtel Kurhaus, Grimmialp)


« J’ai la fenêtre grand ouverte et le ruisseau me chante sa plus belle chanson. Une vache qui s’est introduite dans le parc de l’hôtel broute bruyamment l’herbe du gazon sous mon balcon. Ce n’est pas moi qui la chasserai, car ce gazon doit être un bon dessert pour cette chère laitière, d’autant meilleur qu’il s’agit d’un fruit défendu. »

(Lettre à Hélène, le 24 août 1906, vendredi la nuit, vers 4 heures du matin)



« Quant à élever un troupeau de vaches ici, il ne faut pas y songer, à cause de la mouche tsé-tsé. »

(Lettres de l’hôpital du Dr Albert Schweitzer à Lambaréné, mai 1933)



« Pour nous autres citadins du XXe siècle, le danger est grand de ne rien comprendre au problème des relations entre l’homme et les créatures animales. Un petit nombre seulement d’entre nous possède tout au plus un chien ; quant à la vache dont nous buvons quotidiennement le lait, nous ne l’avons jamais aperçue! Notre existence de citadins a érigé entre nous et les animaux comme une muraille de Chine. Les enfants qui grandissent dans nos appartements ne peuvent apprendre, comme ceux élevés à la campagne, ce qui fait la personnalité et l’affectivité profonde de chaque animal. Il leur manquera toujours ce don de compréhension et cette patience indulgente que l’on n’acquiert qu’à la ferme, dans un milieu rural. Nous restons complètement étrangers au sort des animaux et la plupart d’entre nous perdent tout sentiment de responsabilité devant les souffrances que les hommes civilisés leur infligent. »

(Sermon du 13 décembre 1908)



Veau

« Un dimanche soir, en plein été, comme nous passions devant chez lui [le père Jaegle, sacristain], il aborde mon père, les larmes aux yeux, et lui confie l’histoire de son veau. Il avait élevé un beau petit veau qui le suivait comme un chien. Au début de l’été, il l’avait mis en pâturage à la montagne et il était allé ce jour même lui rendre visite. Mais voilà, l’animal ne l’avait pas reconnu, et le père Jaegle n’était plus pour son veau qu’un homme semblable aux autres. Indigné de tant d’ingratitude, il jura que la bête ne rentrerait pas dans son étable et la vendit sur le champ. »

(Souvenirs de mon enfance)


« Il y avait les vendanges à Wintzenheim. La voiture est rentrée tout à l’heure. J’ai aidé à décharger. Alexis était saoul au point de ne pouvoir parler et tenir sur ses pieds. Sa vache attend un veau cette nuit. Pauvre mère ! »

(Lettre à Hélène, 22 septembre 1908, Gunsbach)


« Le veau n’est pas encore de ce monde, mais la vache n’aura en rien profité à retarder l’événement, car Alexis hat wieder ein Schwipschen » [est de nouveau éméché].

(Lettre à Hélène, 23 septembre 1908, Gunsbach)



Ver

« Il ne vient pas à l’idée de mes patients que leurs maladies aient une cause naturelle. Ils les croient dues aux mauvais esprits, à la magie malfaisante des hommes et au « ver ». Le « ver » est pour eux l’incarnation de la douleur. Lorsque je leur demande de décrire leur état, ils racontent l’histoire du ver qui s’est fait sentir d’abord dans les jambes, est monté ensuite dans la tête, d’où il a passé au cœur et de là dans le poumon, puis s’est fixé dans le ventre. Tous les médicaments doivent être dirigés contre lui. Si je calme ses coliques par de la teinture d’opium, le malade revient le jour suivant, radieux, m’annoncer que le « ver » est chassé du ventre, mais qu’il se trouve maintenant dans la tête et lui dévore le cerveau, ajoutant que je devrais lui donner encore le remède contre le « ver » de la tête. »

(A l’orée de la forêt vierge)



« Nous essayons actuellement un nouveau traitement de l’éléphantiasis. Cette maladie, qui donne aux pieds l’aspect difforme de ceux de l’éléphant, est provoquée par un ver sous-cutané, une filaire, filaria bancrofti, longue d’environ 1, 5 mm. »

(Lettres de l’hôpital du Dr Albert Schweitzer à Lambaréné, juin 1935)



« Nous avons aussi constaté dans notre région des cas de bilharziose. Cette affection provient d’un ver du genre Schistosoma et a reçu le nom du docteur Bilharz qui, le premier, découvrit en 1851, que de très douloureuses maladies de la vessie, accompagnées d’hémorragies, qu’il avait observées en Egypte, étaient causées par la présence, dans les tissus de la vessie, d’œufs de ces vers filiformes de 15 mm. de long (Schistosoma Haematobium).

Cette maladie est répandue en Egypte depuis fort longtemps, puisque les œufs de ces vers ont été trouvés des momies de l’an 1000 avant J. – C. Une espèce spéciale (Schistosoma Mansoni) ne se loge pas dans la vessie, mais dans le foie. Ses œufs se trouvent dans les tissus du gros intestin. Ces deux espèces de parasites se rencontrent dans plusieurs régions d’Afrique et d’Amérique du Sud.

Ici, au Gabon, nous avons, comme nous l’avons constaté depuis quelques années, affaire à un genre particulier de ces vers habitant le foie et l’intestin, genre caractérisé par une forme particulière de l’œuf.

Les œufs allongés des deux espèces de Schistosoma sont munis d’un éperon. Les œufs des vers qui vivent dans le tissu de la vessie ont un éperon polaire, et les œufs des vers vivant dans le foie ou l’intestin sont munis d’un éperon latéral. Or, les œufs de Schitosoma que nous rencontrons ici et qui appartiennent à la variété qui se trouve dans le foie et l’intestin n’ont cependant pas l’éperon latéral, mais l’éperon polaire, comme ceux que l’on rencontre en général dans la vessie.

Au cours des derniers mois, le docteur Zellweger a établi que cette maladie est beaucoup plus répandue ici que nous ne le pensions. »

(Lettres de l’hôpital du Dr Albert Schweitzer à Lambaréné, février 1939)


« Bien des enfants, qui donnent l’impression d’être gravement malades, ne se trouvent dans un mauvais état que parce que depuis longtemps ils ont des vers (ascarides) en nombre incroyable. De même, l’anémie grave de nombreux indigènes, jeunes et adultes, est due à d’autres vers, les ankylostomes. Beaucoup de maladies intestinales ont pour cause les œufs des vers de bilharzia qui sont fixés dans la paroi de l’intestin. La doctoresse Wildikann passe une grande partie de la matinée au microscope pour analyser ces parasites. »

(Lettres de l’hôpital du Dr Albert Schweitzer à Lambaréné, mars 1946)



« J’ai pêché deux fois à la ligne avec d’autres garçons. La torture des vers empalés à l’hameçon, et des poissons à qui l’on déchirait la bouche, m’inspira une telle horreur que je refusais de continuer ce jeu cruel. J’eus même le courage d’en détourner des camarades. »

(Souvenirs de mon enfance)



« Si en sortant sur la route après une pluie, vous y apercevez un ver de terre qui s’est fourvoyé là, dites-vous que ce ver va dessécher au soleil faute d’être remis à temps sur un sol meuble ; vous l’enlèverez donc du goudron fatal et vous le déposerez dans l’herbe. »

(L’éthique du respect de la vie)