Parutions
L’Animal est-il un homme comme les autres ?
Louis Schweitzer & Aurélien Barrau
Dunod, 2018, 144 pages, 13,90 €
Qu’est-ce qui a induit Louis Schweitzer, haut fonctionnaire, ancien président du groupe automobile Renault, de 1992 à 2005, puis président jusqu’en 2010 de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, à s’interroger sur la condition animale dans le monde contemporain et à débattre de la question philosophiquement difficile des droits des animaux ? L’homme est connu pour ses engagements humanistes ; nous le découvrons sensible aussi à des problématiques écologiques. Il s’en explique dans l’introduction du livre. C’est un héritage de sa famille, de son grand-oncle, Albert Schweitzer, « théoricien d’une éthique du respect de la vie ». Hommage lui est rendu.
Il débat avec le physicien, astrophysicien, et philosophe Aurélien Barrau, né en 1973, qui travaille au Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie du CNRS et enseigne à l’université Grenoble-Alpes. Auteur de plusieurs livres, Big Bang et au-delà, Des univers multiples et Cosmos et trous noirs pour les enfants. Il a publié également Dans quels mondes vivons –nous ?, en dialogue avec le philosophe strasbourgeois Jean-Luc Nancy. C’est dire combien sa réflexion mord sur la pointe de notre époque.
Que deux hommes, dont les formations intellectuelles et les affinités politiques sont si différentes, s’entendent pour faire avancer la cause animale, dénoncer les maltraitances et réfléchir à de nouvelles règles de droit, est un signe des temps. Les consciences, les sensibilités ont évolué. Sondage Ifop de 2017 : 80 % des Français jugent la cause animale importante. 91 % se déclarent opposés à l’élevage industriel des poulets. L’intérêt de la discussion (dans le livre dont nous parlons) n’est pas seulement d’éprouver et d’affermir philosophiquement le principe éthique du respect des êtres vivants, reconnus comme des êtres sensibles, mais d’en tirer les conséquences dans la vie sociale, de les appliquer dans la vie quotidienne personnelle. Seul un régime végétarien semble s’accorder aux connaissances éthologiques (sur le comportement des animaux dans leur biotope) et à l’éthique. Cependant, les habitudes, inscrites dans le corps, le sang, et les réalités économiques, inscrites dans les paysages… Les structures d’une civilisation. On ne change pas de civilisation en quelques années.
Louis : « Soyons clair : je mange de la viande… Et ce serait pour moi une très grande privation que de ne plus manger de fromage… »
Aurélien : « Et soyons clair ; je ne vous en veux pas ! »
Sensibilité et conscience. Sentience.
Aurélien Barrau est végane et fondamentalement non-violent, opposé à toutes les formes d’oppression et de dénaturation infligées aux animaux ; il récuse l’anthropocentrisme, qu’il ne confond pas avec l’humanisme. Nous devons apprendre à ne plus juger des animaux selon la position qu’ils occupent (c’est-à-dire que nous leur attribuons) par rapport à l’espèce humaine élevée au sommet ou à la fin, comme finalité même, de l’évolution. « Je ne trouve pas aberrant de respecter une fourmi autant qu’un lion. » Schweitzer (Albert) aurait approuvé cette formule. Il la démontrait d’ailleurs et l’appliquait dans son domaine (de Lambaréné). Il a écrit :
« Vouloir établir des distinctions universellement valables entre les différentes formes de vie conduit à les juger selon la distance plus ou moins grande qui nous semble exister entre elles et nous autres humains, donc selon un critère entièrement subjectif. De ces distinctions viendrait l’idée qu’il existe des formes de vie sans valeur que l’on peut mépriser ou détruire à volonté. Parmi ces vies sans valeur, nous classerions, selon les circonstances, diverses variétés d’insectes ou de peuples primitifs. » (Ma vie et ma pensée, Epilogue)
A Louis qui renâcle quelque peu à l’idée que tous les animaux auraient les mêmes droits - ou mériteraient de la part des hommes une égale considération -, objectant que la faculté, qui caractérise le vivant, de ressentir la douleur et d’autres émotions ne s’applique pas à tout le règne animal, Aurélien rétorque que si l’on observe un insecte qui se débat dans une flaque d’eau pour survivre, avec visiblement toute l’énergie du désespoir, « une sorte de passion obstinée, presque pathétique », on ne peut pas penser qu’il ne ressent rien, qu’il n’a pas une sorte de conscience de la mort et que cette conscience est angoisse. Que fait en la circonstance Schweitzer Albert ? Il tend à l’insecte en perdition un fétu de paille pour lui permettre de s’accrocher et de se sauver. Il nous donne cet exemple d’une conduite de respect de la vie et de responsabilité assumée et nous demande de ne pas craindre, ce faisant, de paraître ridicule de sensiblerie.
Comme Aurélien parle plusieurs fois d’êtres « sentients », Louis avoue ne pas bien comprendre ce néologisme et son utilité. Nous non plus ! Aurélien explique qu’il n’y a pas de frontière marquée entre sensible et conscient. Que si maintenant le code civil, depuis une loi du 16 février 2015, entérine qu’un propriétaire doit traiter son animal comme un « être vivant doué de sensibilité », et non plus comme un « bien meuble », il faut aller plus loin et reconnaître dans l’animal un être conscient, quasiment une personne. Même un insecte ? Même les poissons ? « Il faut entendre les poissons crier » (Gilles Deleuze). Pas de sensibilité, notamment à la douleur, mais aussi au bien-être, sans une sorte de conscience de soi et de mémoire. Conscience enfouie dans le vouloir-vivre qui est intrinsèque au phénomène vie, à tous les degrés. Le vouloir-vivre se manifeste dans des réactions de défense et des stratégies de protection en cas d’agression ou de danger, dans un « ne pas vouloir mourir » et dans la volonté de reproduction. Que l’on dise « volonté » ou instinct n’importe guère. C’est la même énigme de la vie, qui nous oblige à l’humilité et au « respect », à l’Ehrfurcht, à ce sentiment religieux élémentaire. En termes philosophiques, nous sommes ramenés à l’axiome qu’énonçait Albert Schweitzer : Je suis vie qui veut vivre, parmi une infinité d’êtres vivants-qui-veulent-vivre. Tous les vivants sont « animés » d’une telle volonté.
Louis : « Il me semble que l’absence de souffrance est, dans l’état actuel de la science, un privilège du monde végétal. »
Aurélien : « Espérons-le, sinon le monde est définitivement tragique. »
Et éthiquement impossible ! Entendez-vous le cri de la carotte qu’on arrache ? La logique pure nous pousse à des paradoxes insoutenables. La raison ouverte sur les réalités nous entraîne à négocier, à des accommodements et des adaptations au cas par cas. C’est la raison juridique, qui invente des droits et des interdits, et c’est la raison politique, qui fait tenir une société. Des évolutions, des progrès sont possibles et ont bien lieu. Aurélien croit qu’ « il y a une sorte de sens de l’histoire dans cette reconnaissance croissante du droit des opprimés, dont les animaux ».
Civilisation et progrès
Entre les deux débatteurs s’ouvre une rafraîchissante réflexion sur la nature et le sens du progrès. Louis se dit très largement d’accord avec l’idée qu’ « il existe, sur le temps long, un progrès des civilisations qui se manifeste par une extension continue des droits, qui doit à présent s’étendre au-delà de l’humanité au vivant ». Il est entendu que ces droits, reposant sur les principes de liberté et d’égalité, commandent l’abolition des pratiques de l’esclavage, de l’oppression, de la discrimination et de l’exploitation. La liberté des femmes dans l’égalité avec les hommes est une pierre de touche du degré de civilisation dans les sociétés modernes. La modernité est en ce sens un progrès destiné à devenir universel, irrésistible et irréversible. Confiance ! La condition faite aux animaux est encore un critère essentiel de civilisation, relativement nouveau en Europe. Schweitzer (Albert) avait lié ensemble civilisation et progrès.
« Dit d’une façon tout à fait générale, la civilisation est progrès, progrès matériel et spirituel, tant des individus que des collectivités. Il consiste en ceci que pour l’individu comme pour la société la lutte pour l’existence s’atténue. La création de conditions de vie aussi favorables que possible est une exigence qui doit être formulée pour elle-même et dans la perspective d’un perfectionnement de l’humanité entière… » (Humanisme et Mystique, « L’idée de civilisation »)
Lorsque nous menons des combats pour l’extension des droits, sachons cependant que si le droit change, « cela ne fait pas nécessairement changer le monde », que « rien ne serait pire que de s’acheter par la loi une bonne conscience sans qu’aucun effet réel ne s’ensuive » (Aurélien Barrau). Ce que l’on constate si souvent et qui déprime les citoyens. Le progrès des concepts et des mentalités mêmes ne garantit pas un progrès conjoint dans la réalité sociale et politique. Louis Schweitzer fait cette réflexion profonde, marquée par l’expérience de l’histoire : « La question animale illustre bien l’idée que le réel et le conceptuel n’avancent pas de manière cohérente et continue ».
Lucide et courageux, homme d’action, avec un long passé d’entrepreneur, il affirme en conclusion sa foi dans le réformisme, « la seule approche politique de nature à améliorer durablement la condition animale », qui est le point sensible en discussion, mais cette philosophie pratique vaut également pour les autres combats. « Le réformisme part du constat qu’entre l’existant et le souhaitable, des étapes intermédiaires sont plus efficaces et souvent plus rapides que la recherche d’un trajet direct de l’existant à l’idéal. » De tempérament plutôt révolutionnaire et radical est son jeune ami Aurélien, qui développe une autre réflexion profonde. « Un végane, ou quiconque refuse la frontière entre l’homme et l’animal, participe, par sa radicalité, à l’évolution en cours du rapport de l’espèce humaine aux animaux. » L’utopie, pensée et pratique, expérimentation d’alternatives, a ses vertus qu’il est sage aussi de respecter et saluer.
« Le véganisme est un bel horizon. » Tout en œuvrant concrètement sur place, regardons dans sa direction. Faisons progresser le droit, un « droit souple », qui n’impose pas, mais propose et permet. « Il est indispensable de passer par des réformes pour que les consciences évoluent et que l’on passe au moins du pire au mal. » Et du mal à du mieux.
C’est justement parce que ces deux hommes, l’un pragmatique, l’autre radical dans sa pensée et ses choix de vie, sont si dissemblables, leur rencontre si inattendue, que le jeu de la discussion auquel ils se livrent apparaît si stimulant et qu’il est si instructif. L’ouvrage qu’ils ont composé nous offre l’exemple d’une grande intégrité intellectuelle dans la recherche d’une éthique indispensable à la sauvegarde de notre humanité.
Remarques bibliographiques
Nous avons compté quatre références (seulement !) à la pensée et à la vie d’Albert Schweitzer. Nous pouvons regretter ici, à l’AFAAS (Association française des amis d’Albert Schweitzer), dont Louis Schweitzer est membre, et à l’AISL (Association internationale Schweitzer Lambaréné), qu’elles ne soient pas plus nombreuses et plus appuyées. Tant on s’aperçoit que les développements philosophiques d’Albert Schweitzer ont précédé et aujourd’hui recouvrent en bonne partie, corroborent, les réflexions que croisent les deux auteurs. Le petit-neveu est bien placé pour le savoir et le dire. Et Aurélien Barrau ne l’ignore pas, qui s’écrie : « Magnifique personne qu’Albert Schweitzer, précurseur en tant de domaines ! »
Il réagit ainsi au texte d’une lettre à Jack Eisendraht, datée de Lambaréné, 4 mai 1951, dans laquelle Schweitzer raconte : « Je viens tout juste de tuer un moustique, qui tournait autour de ma lampe à pétrole. En Europe, je ne l’aurais pas tué, même s’il n’avait cessé de m’importuner. Mais ici où il répand la forme la plus dangereuse de la malaria, je me donne le droit de le tuer, bien que je n’aime pas le faire… » Il termine sa lettre, reproduite in extenso et en encadré dans l’ouvrage, en disant : « Un grand progrès serait accompli, si les hommes commençaient à réfléchir et se rendre compte, raisonnablement, qu’ils n’ont le droit de nuire, détruire et tuer qu’en cas de nécessité… »
La provenance de cette lettre n’est pas indiquée. C’est dommage ! Le texte ne figure tel quel nulle part ailleurs que dans l’anthologie Humanisme et Mystique, édition Albin Michel, 1995. Au chapitre « L’idée de civilisation », traduction de l’allemand en français par Jean-Paul Sorg. « Pour aller plus loin », la bibliographie de 22 ouvrages et de six sites qui clôt L’animal est-il un homme comme les autres ? ne mentionne pas cette anthologie ni aucun autre livre d’Albert Schweitzer qui aurait pu être invoqué (Ma vie et ma pensée, Souvenirs de mon enfance, Une pure volonté de vie, les actes d’un colloque de 2005, Le respect de la vie toujours actuel, sans compter tel n° spécial des Cahiers Albert Schweitzer).
Nous n’en ferons pas reproche aux auteurs. Mais cela montre une fois de plus combien l’œuvre intellectuelle et la pensée philosophique originale de Schweitzer restent méconnus en France et que grande est la tâche qui nous incombe de traduire et d’éditer ses textes.
Jean-Paul Sorg