Amitiés avec Kazantzaki
Lettres de Schweitzer à Nikos et Eleni Kazantzaki
Lambaréné, 29 juin 1955
à
Nikos Kazantzaki
via Meiner
Hambourg
C’est avec émotion que j’ai lu votre postface à la biographie de Pierhal1... Les deux frères ...2 Oui, Je me suis rappelé le choc que je ressentis quand, jeune étudiant, vers 1894, je m’intéressai de plus près à la vie de François d’Assise. Je vis que depuis mon enfance je me trouvais sur un chemin analogue et dans une même disposition d’esprit. Mais en fait je n’ai jamais pu ni en parole ni par l’écriture m’associer ou me référer à lui. Jamais je ne l’ai évoqué dans mes écrits. Une sorte de pudeur me retenait. Il est, lui, un saint célèbre, alors que je suis un homme ordinaire. Il y a dans sa parole une force intérieure qui n’appartient qu’à lui et aucun de nous ne peut y prétendre, personne n’a le droit de se l’approprier. Cette force n’a été donnée qu’à lui. Nous autres n’avons pour nous exprimer que le langage commun...
Il a proclamé comme une révélation ce que pour ma part j’ai présenté comme le résultat d’une pensée soucieuse de vérité. Je suis en quelque sorte son disciple tardif, avançant sur le chemin qui conduit de la pensée rationnelle à la mystique, une mystique qu’il avait atteinte, lui, d’un trait, sur les ailes de l’esprit. Et voilà que vous, vous nous placez l’un à côté de l’autre, comme des frères. Je dois m’en estimer heureux. Et il est vrai que nous avons une chose en commun: sur le seuil qui sépare le monde ancien d’un monde nouveau, nous parlons aux hommes du grand mystère qu’il leur faut appréhender pour devenir pleinement humains.
Cela me touche beaucoup que vous m’ayez dédié le livre que vous lui avez consacré3, en employant des mots dont vous devez porter seul la responsabilité, et qu’ainsi vous m’ayez fait entrer dans le rayonnement de sa sainteté. Vous nous voyez nous promener main dans la main à travers la magnifique campagne qui entoure Assise... En pensée j’y ai déjà fait maints pèlerinages. Mais jamais il ne m’a été donné de fouler effectivement le sol de cette région, de même qu’il m’aura été refusé de parcourir les rives du lac de Génésareth. Notre grâce sera qu’en ces temps de folie inhumaine il nous revienne à tous deux la tâche de montrer où passe le chemin de la vraie humanité.
Et sur ce il faut que je vous remercie tout particulièrement de ce grand amour que vous m’avez témoigné dans votre texte. Depuis que j’ai entendu parler de vous, je sais que nous faisons partie de la même famille spirituelle – une évidence pour ceux qui nous connaissent l’un et l’autre. Il faudra que nous réussissions à nous rencontrer. Cette année également, je retournerai en Europe, par pure nécessité, hélas. À partir du 8 août je serai à Gunsbach où j’aurai à finir un travail sur la musique de Bach. Plus tard, sans doute dans la deuxième moitié d’octobre, j’irai à Bonn, puis à Paris. Il faudra aussi que je me rende en Angleterre. Alors, voyez comment une rencontre sera possible. Le mieux serait que vous veniez à Gunsbach4. Là nous pourrions nous entretenir en paix.
Cordialement vôtre,
Albert Schweitzer
Notes:
1. Jean Pierhal, Albert Schweitzer, Das Leben eines guten Menschen, Kindler Verlag, München, 1955.
2. «Die beiden Brüder», cf. la traduction de ce texte dans ce volume.
3. Le pauvre d’Assise, roman, Plon, 1957, traduction de Gisèle Prassinos et Pierre Fridas.
4. Rendezvous fut pris et la rencontre eut lieu le 11 août 1955. «J’étais très ému, ce jour d’août, où j’avais pris en plein midi la petite route du minuscule village de Gunsbach, au milieu des forêts d’Alsace...» (N. Kazantzaki, Lettre au Gréco, Plon, 1961).
Gunsbach, le 1.11.1957
à
Mme Eleni Kazantzaki
Chère Madame,
Je ne cesse de penser au cher défunt. Il nous aurait encore donné beaucoup. Il n’avait pas dit tout ce que nous pouvions attendre de lui. Votre carte m’a touché profondément. Je vous admire. Vous étiez la digne compagne de cet être extraordinaire.
Votre dévoué
Albert Schweitzer
Lambaréné, Gabon, le 22.7.1963
à
Madame Kazantzaki
Genève
Chère Madame,
Je suis heureux d’avoir de vos nouvelles. Vous avez un grand devoir: maintenir vivant le souvenir de votre admirable mari. Je me sens privilégié de l’avoir encore vu dans ses derniers jours1. C’est un souvenir auquel je reviens toujours dans mes pensées. Chaque fois que je pense à lui, je suis profondément ému et je garde en souvenir les entretiens que nous avons eus à Gunsbach...
Avec mes bonnes pensées, votre dévoué
Albert Schweitzer
Note :
1. Le 25 octobre 1957, à la clinique universitaire de FreiburgimBreisgau. N. Kazantzaki est décédé le lendemain.
Lambaréné, Gabon, le 30.3.1964
Chère Madame Kazantzaki,
Quelle surprise d’avoir reçu de vous un mot pour le nouvel an! Mais que de fois je pense à votre mari et à vous, quand vous étiez chez nous à Gunsbach. Je m’entretenais avec votre mari et nous constations que nos idées sur les choses de ce monde et les relations entre les hommes étaient les mêmes. J’ai toujours présente dans mon souvenir la grandiose pièce qu’il avait écrite1. J’étais profondément impressionné par la dimension de l’œuvre et le profond enseignement qu’elle contenait. J’espère que cette pièce est toujours lue et représentée... Oui, votre mari était un frère pour moi. Je le considérais comme un poète qui peut changer le cœur des hommes. Quelle grande influence il aurait eue s’il avait pu continuer à les enseigner et à les passionner. Que de fois je pense à lui et aux quelques jours que nous avons passés ensemble. Je tiens à vous redire ce qu’il était pour moi, sans trouver les mots pour l’exprimer...
Je vous écris à ma table de la grande salle de consultation. Où vivezvous? D’après le timbre de votre envoi, vous résidez en Suisse. Comme je ne connais pas votre adresse, je prie Madame Martin de vous faire parvenir ma feuille. Je ne pense pas venir en Europe. Je n’y suis plus retourné depuis 1959. Le travail que j’ai à faire ici ne me permet plus d’entreprendre des voyages.
Avec mes bonnes pensées,
Albert Schweitzer
Note :
1. Peut-être Ulysse, «tragédie à sujetantique»? ou peutêtre Sodome et Gomorrhe, qui fut joué à Mannheim en 1954 ?
Lambaréné, 25.12.1964, Noël
Chère Madame Kazantzaki,
Je reçois vos bonnes lignes le jour de Noël et je vous réponds ce même jour. Je suis profondément touché par ce que vous avez écrit. Bien souvent je pense à votre mari et je voudrais que nous puissions parler ensemble au monde. C’est pour moi comme un don du ciel, que nous nous soyons connus. Résidezvous parfois en Grèce ?
Je suis heureux de pouvoir encore accomplir mon travail à Lambaréné. En 1959, j’étais pour la dernière fois en Europe. Je n’y retournerai point. Le travail que j’ai à faire ici ne me permet pas de m’absenter. L’hôpital est devenu beaucoup plus grand que je ne l’avais imaginé. Nous sommes à présent six médecins et quinze infirmières européennes. Il y a 500 lits pour les malades. Chaque année j’ajoute deux bâtiments à ceux qui existent déjà.
Noël sous les palmiers a un charme particulier. Tou jours je regrette de ne pas avoir été en Grèce, le pays des penseurs qui ont créé la vraie civilisation. Je dois donc me contenter de lutter pour une telle civilisation.
Avec mes bonnes pensées, votre dévoué
Albert Schweitzer
Veuillez excuser ma mauvaise écriture. Depuis des années, je souffre de la crampe des écrivains.