Bibliographie
La situation de Schweitzer dans l'édition française
(Notes bibliographiques)
On connaît, comme une légende, le docteur de Lambaréné, mais en France notamment on n'a pas vraiment la mesure de son oeuvre écrite, de théologien, de philosophe, de musicologue et de conteur aussi. Une oeuvre immense, immensurable... La production d'un polygraphe! Le plan d'une édition complète et critique pourrait comprendre 24 volumes de 400 à 500 pages chacun, 3 pour les récits autobiographiques et tous les comptes rendus sur Lambaréné. 8 pour la théologie. 8 pour la philosophie. Et 5 pour les écrits sur Bach, quelques autres musiciens et la question de la restauration des orgues. Sans compter la correspondance. Il écrivait jusqu'à 2000 lettres par an, dans les années 1920-1930. Sans doute beaucoup plus encore, après la guerre. Lorsqu'en février 1924, partant pour la deuxième fois au Gabon, il embarqua à Bordeaux, il emporta quatre sacs à pommes de terre remplis de lettres. Les douaniers, soupçonneux, vérifièrent sur deux sacs s'il ne cachait pas des billets de banque! A raison d'une demi-page seulement par lettre (mais on en connaît beaucoup qui font deux, trois pages et plus), on obtiendrait un volume de 1000 pages par année ; de 1905 à 1965, cela donnerait 50 volumes. Impossible! Édition intégrale à jamais impossible !
Dans ses années strasbourgeoises, « d'avant Lambaréné », de 1893 à 1913, avec de fréquents séjours à Paris, il a publié une dizaine d'ouvrages, dont certains fort épais, abstraction faite de nombreux écrits de circonstance ou de commande, articles, textes de conférence et de sermons. Son 1er livre a été, il faut le souligner, un ouvrage de philosophie, sa thèse de doctorat sur la philosophie kantienne de la religion, paru tout de suite après la soutenance en 1899 chez J.C.B. Mohr, le grand éditeur universitaire de Tübingen. Suivront, en marquant les étapes de sa carrière de théologien à l'université de Strasbourg : Das Abendmahlsproblem (« Le problème de la Cène ») en 1901 et la même année Das Messianitäts-und Leidensgeheimnis (traduction française en 1961 chez Albin Michel, sous le titre Le secret historique de la vie de Jésus). 1906 : Von Reimarus zu Wrede, eine Geschichte der Leben-Jesu-Forschung. Traduction anglaise dès 1910 sous le titre The quest of the historical Jesus. Il n'existe pas à ce jour de traduction en français. (Seuls quelques chapitres ont été traduits dans les Études Schweitzeriennes, 1992, 1993, 2003, et dans l'anthologie Humanisme et Mystique, Albin Michel, 1995.) Une 2e édition augmentée a été achevée en 1913, à la veille du départ pour Lambaréné. En 1911, Schweitzer avait encore publié le pendant « paulinien » : Geschichte der paulinischen Forschung. Toujours chez le même éditeur de Tübingen.
En dehors du cadre universitaire, deux livres sur Bach, dont le premier en français, Jean- Sébastien Bach, le musicien-poète, publié simultanément à Paris et à Leipzig en 1905. La rédaction de cet ouvrage, dont l'instigateur fut son maître et ami l'organiste et compositeur Charles-Marie Widor, a représenté pour lui un difficile défi, car s'il se disait toujours fier d'être bilingue sa langue première, de pensée et de travail, était l'allemand. À la demande de l'éditeur de Leipzig (plus tard, de Wiesbaden), Breitkopf & Härtel, il traduira lui-même son livre en allemand, c'est-à-dire qu'il le réécrira en l'augmentant de plus de la moitié. Parution en 1908, quand il se trouvait en plein dans ses études de médecine.
Après son premier séjour à Lambaréné (1913-1917) et après la guerre, son activité d'écrivain - et de penseur ! - reprend de plus belle. Avec trois ouvrages autobiographiques. 1921 : Zwischen Wasser und Urwald (« A l'orée de la forêt vierge »), le plus célèbre de ses livres, paru en français à la Librairie Évangélique de Strasbourg, en 1923, puis à Paris, chez Rieder, en 1929. Réédition en 1952 seulement, chez Albin Michel, avec une préface de circonstance, dans laquelle l'auteur reconnaissait la fin d'un système patriarcal et l'avènement d'un ère nouvelle où les Africains prendront en mains les destinées de leur pays. « Ainsi en a décidé l'époque. »
En février 1924, il termine, en même temps que ses préparatifs pour retourner à Lambaréné, Souvenirs de mon enfance. Chose peu connue : la traduction est de Charles Schweitzer, le grand-père de Jean-Paul Sartre. On comparera le ton et le climat des Souvenirs à ceux des Mots, on comparera ainsi en leur écriture deux sensibilités, deux morales, deux intelligences différentes de la vie, deux libertés.
1931, rédigée à Lambaréné, son autobiographie essentiellement intellectuelle : Aus meinem Leben und Denken. La version française, Ma vie et ma pensée, ne verra le jour à Paris qu'en 1960, chez Albin Michel.
Il avait ramené des années 1915 et 1916 à Lambaréné, où placé sous surveillance des autorités françaises il fut contraint de fermer son hôpital, un gros manuscrit philosophique qu'il retravaillera plusieurs fois en Europe, entre ses activités de médecin et de pasteur à Strasbourg et ses tournées de conférences-concerts en Suède, pour en tirer deux volumes, Verfall und Wiederaufbau der Kultur (« Décomposition et reconstruction de la civilisation ») et Kultur und Ethik (« La civilisation et l'éthique »), qui seront édités en 1923 à Munich, chez CH Beck, l'éditeur aujourd'hui (en 2005 encore) de son œuvre posthume.
Bien qu'ayant sacrifié sa carrière professorale à son œuvre humanitaire de Lambaréné, il n'a pu s'empêcher de poursuivre ses recherches, d'essayer de les mener à leur terme. Ainsi en 1930, et encore sur le bateau qui le ramenait pour la troisième fois en Afrique, put-il terminer ses analyses de la pensée mystique de l'apôtre Paul, amorcées à Strasbourg vingt ans plus tôt. En français, La mystique de l'apôtre Paul, Albin Michel, 1962.
Long travail philosophique aussi ces années-là, de 1931 à 1945, pour accorder son principe éthique du respect de la vie à une conception du monde (Weltanschauung) compatible avec le savoir scientifique et rendant compte de l'état (de décadence plutôt que de progrès) où se trouvait la civilisation moderne dont il voyait déjà qu'elle se mondialisait. Ce travail restera inachevé. Il voulait y inclure des études comparatives, qui deviendront en définitive des livres à part comme celui sur la pensée de l'Inde (en français, Les grands penseurs de l'Inde, Payot, 1936) et celui, resté à l'état de brouillon, sur la pensée chinoise. Édition posthume (Geschichte des chinesischen Denkens) en 2002, chez CH Beck.
Après la seconde guerre mondiale, nombreux projets, mais... la gloire (le Prix Nobel, entre autres) s'abat sur lui ! Il travaille au 3e volet de son œuvre théologique, Reich Gottes und Christentum (« Royaume de Dieu et christianisme »), n'en termine qu'une première partie et ne parvient pas non plus à donner une forme satisfaisante à son œuvre philosophique : il doit se concentrer, dans l'urgence, sur le problème de la paix. Un formidable dynamisme éditorial, dont on ne rencontrera que peu d'équivalents dans l'histoire, fut organisé au printemps 1958 pour diffuser simultanément dans plusieurs pays d'Europe, en Amérique du Nord et en Amérique du Sud, Paix ou guerre atomique, le texte des trois appels diffusés les 26, 27 et 28 avril sur Radio Oslo et répercutés aussitôt sur quatre-vingt dix stations. Campagne médiatique internationale, énergiquement impulsée à partir de Lambaréné et relayée par tous les amis que Schweitzer comptait dans le monde entier. Les traductions en une vingtaine de langues furent faites très vite. Albin Michel publia ce petit livre de paix (64 pages) à des milliers d'exemplaires dès le mois de mai. A remarquer : comme avec A l'orée de la forêt vierge (65e mille à l'époque), c'était encore l'homme d'action qui se manifestait et s'exposait, laissant une nouvelle fois dans l'ombre (dans les coulisses ?) l'homme de pensée.
Quelque cinquante ans après la consécration du Prix Nobel, son œuvre d'écrivain est encore à découvrir et à faire entrer dans l'histoire intellectuelle du XXe siècle. À peine un quart de tous ses écrits se trouve traduit en français. Pas un mot sur son éthique du respect de la vie, qui implique le souci de protéger la vie des animaux, dans le grand ouvrage synthétique d'Élisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes, Paris, 1998. Tournée en vieux stéréotypes, sa légende continue à occulter le puissant et exigeant penseur qu'il a été.
Des efforts ont été tentés ces deux dernières décennies pour remédier à la déficience des « grands » éditeurs nationaux. Ainsi Ma vie et ma pensée, Souvenirs de mon enfance, À l'orée de la forêt vierge ont été repris par les Archives Centrales de Gunsbach et sont à nouveau disponibles. De même le petit récit écrit à Lambaréné et illustré de photographies, Histoire de mon pélican, dont la 1ère édition datait de 1963 (chez Albin Michel).
Après la traduction de l'ouvrage publié d'abord par Charles R. Joy aux États-Unis, Albert Schweitzer, une anthologie (éditions Payot, Paris, 1950), qui a beaucoup servi et est resté longtemps la seule voie d'accès à des textes rares, deux nouvelles anthologies ont vu le jour : Respect de la vie, recueil composé par Bernard Kaempf, éd. Arfuyen, en 1990, et Humanisme et Mystique, recueil thématique de textes et commentaire de Jean-Paul Sorg, chez Albin Michel en 1995. Quelques traductions : Six essais sur Goethe, édition AFAAS, 1999 ; Les jugements psychiatriques sur Jésus (la thèse du doctorat de médecine), éd. Église réformée de la Bastille, 2001 ; Une pure volonté de vie (derniers cours donnés par Schweitzer à l'université de Strasbourg en 1912), Van Dieren Éditeur, 2002 ; Les sermons de Lambaréné, Études schweitzeriennes, n° 10, 2002.
La revue Études schweitzeriennes, 11 numéros depuis 1990, contient de nombreux et divers inédits, traduits en français. Autres inédits en revue, dans des numéros spéciaux de : Foi & Vie, n°3, juillet 2002, « Albert Schweitzer et le dialogue entre religions » ; Positions luthériennes, n° 3, Juillet-septembre 2003, Actes d'un colloque du 12 octobre 2002 sur « Eschatologie, espérance et terreur ».
Tout récemment, Albert Schweitzer et Hélène Bresslau, Correspondance 1901-1905, chez Jérôme Do Bentzinger, Colmar, 2005. Et chez le même éditeur, en 2006, les Actes du colloque de novembre 2005 à l'université de Strasbourg, Le respect de la vie, toujours actuel.
Quelques réalisations donc, mais en province ou chez des éditeurs marginaux, dans des conditions toujours difficiles. Petits tirages. Peu d'échos. Ni le grand public ni la presse ni l'université n'ont pu être sensibilisés de manière significative. Bref, comparé à ce qui pourrait être fait, à ce qui mériterait de l'être, un résultat décevant, une misère qui perdure.