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Lettres relatant du problème de la paix
Je vous remercie de votre lettre du 23 novembre. C'est de votre part très aimable de ne pas vous formaliser de ce que je ne puisse pas venir le 10 décembre. Cela m'est vraiment impossible. Vous me proposez octobre 1954. Voilà qui me convient bien. Je compte rester alors en Europe jusqu'au 15 novembre. Je pourrai donc m'organiser aisément pour me rendre courant octobre à Oslo.
Étant lauréat du Prix Nobel de la paix, je me sens obligé de parler du problème de la paix tel qu'il se pose de nos jours. Je vous l'avais déjà signalé, non sans savoir que c'est un sujet délicat. Mais il serait peut-être tout de même intéressant de le retenir et d'essayer de le traiter à fond, de réfléchir sur la manière dont l'humanité d'aujourd'hui pourrait être motivée en vue d'exiger une paix véritable, et sur la manière aussi dont cette paix pourrait être concrétisée. Si vous ne voyez pas d'objections à ce que je traite ce sujet si important et si actuel, je le choisirai. Selon mon habitude, je commencerai à prendre des notes et à esquisser des plans plusieurs mois auparavant. Si toutefois, pour une raison ou une autre, vous estimiez que ce sujet ne serait pas approprié, je vous prie de me faire savoir très franchement. J'y renoncerais et à la place parlerais de l'idée de respect de la vie comme d'une idée fondamentale pour la paix.
(Lettre du 30.11.1953, à Gunnar Jahn et August Schou, du Comité du Prix Nobel, Oslo)
En ce qui concerne la relance des expérimentations sur les armes atomiques les plus modernes, je n'arrive pas à comprendre pourquoi l'O.N.U. ne se résout pas à imposer des négociations. Je reçois des lettres où l'on demande que vous, moi et d'autres, nous élevions nos voix pour que l'O.N.U. s'occupe de ce problème. Mais nous n'avons déjà que trop élevé la voix. Nous n'avons rien à prescrire à l'O.N.U. qui, en tant qu'organisation autonome, doit prendre elle-même conscience de ses responsabilités et trouver en elle l'énergie nécessaire pour tenter d'écarter les malheurs qui nous menacent. De loin, je ne puis juger et dire ce qui la retient de se mobiliser dans ce sens. Même si les tentatives s'avéraient infructueuses, du moins des initiatives auraient été prises et on verrait clairement de quel côté proviennent les résistances.
Dans la deusième moitié de l'année 1954, j'ai passé quelque temps en Europe. Mon travail principal a consisté à préparer mon discours pour le Nobel de la Paix à Oslo. En me familiarisant de la sorte avec l'histoire de la pensée pacifiste, j'ai découvert à ma propre surprise que dans son écrit sur le Projet de paix perpétuelle, Kant ne s'est soucié que de l'aspect juridique du problème et qu'il a négligé le côté éthique. Par contre, Erasme de Rotterdam a su placer l'éthique au premier plan. Plus on lit Erasme et plus on est amené à l'estimer, en dépit de ses erreurs. Il fut tout de même un des principaux éclaireurs dans la lutte pour une civilisation se fondant sur l'idéal d'humanité.
(Lettre à Albert Einstein, 20.2.1955)
Bien qu'ayant atteint le grand âge, je demeure plein de soucis et d'inquiétudes. Mon hôpital ne cesse de s'agrandir... De plus, il a fallu que je m'engage dans le combat contre les armes atomiques. Je le devais à mon ami Einstein. Nous nous connaissions déjà, alors qu'il vivait à Berlin. Ce qui m'a bouleversé chez lui plus tard, c'est de voir sa peur devant le péril atomique qui menace le monde entier et sa souffrance de rester incompris. Il est mort dans le désespoir. Il m'avait encore écrit peu de semaines auparavant... C'est alors que je me suis décidé, avec d'autres, à continuer ses efforts pour éclairer l'humanité sur les dangers où elle se trouve, ne serait-ce que du fait des expérimentations nucléaires, et à demander la suppression des armes atomiques. Je crois pouvoir intervenir publiquement parce que je possède des connaissances en physique et surtout parce qu'en tant que médecin j'ai une certaine compétence pour juger des effets de la pollution radioactive dans l'atmosphère. J'ai contribué ainsi à clouer le bec à ce Edward Teller et à le discréditer dans ses activités officielles, lui qui s'est mis au service d'une propagande, qui, selon le voeu de Dulles, tente de tranquilliser l'opinion publique.
Voilà comment à mon âge je rame dans une barque qui tangue sur une mer démontée, au lieu d'être assis au pied de mon figuier, comme le voudrait la Bible...
(Lettre à Carl J. Burckhardt, 14.8.1958)
Je suis heureux que, par les lignes que vous m'envoyez, nous entrions en rapport personnel! J'ai eu honte le 23 avril 1957 d'avoir à ma disposition Radio Oslo, tandis que vous, le grand savant, vous deviez lutter pour pouvoir parler à la Radio Française!
Hélas, je ne puis pas accepter d'appartenir à un Comité de Soutien. Depuis de longues années, j'ai le principe de ne faire partie d'aucune entreprise collective. J'ai dû en arriver là pour des raisons qu'il serait trop long à exposer. Et me voici prisonnier de ce principe. Je ne puis pas faire d'exception. Tout ce que je fais, je le fais d'une manière personnelle. Quelquefois je me fais l'impression d'un vieux sanglier, comme on peut les rencontrer dans les forêts de la vallée de Munster!
Oui, depuis un an le danger s'est encore aggravé!! L'opinion publique est aujourd'hui mieux avertie et cependant, elle ne réagit pas contre le danger. Depuis des mois, je vis cette évolution dans la lutte pour la vérité au jour le jour que mes amis mènent en Amérique du nord. La vilaine propagande à laquelle se livent M. Libby et, ces derniers mois, Edward Teller a profondément impressionné l'opinion publique. La presse laissait entendre que l'avis de Teller, le grand savant, avait insolidé celui des 9235 savants, présenté à l'ONU, et qu'à celui-ci il n'y avait plus de raison d'attacher la même importance.
Selon mon sentiment, le danger est donc grand. Les nations européennes ont l'intention d'accepter les armes nucléaires que l'Otan leur propose, sans en référer aux parlements. Elles veulent mettre les peuples devant le fait accompli. C'est là le danger contre lequel il faut se dresser sans perdre de temps. En juillet, ce sera trop tard. Il faut que les peuples d'Europe se rendent compte du danger vers lequel ils glissent et qu'ils réagissent aussitôt.
Tout ce que vous m'écrivez m'intéresse. Si vous me faites parvenir de vos publications à Lambaréné, je vous en serais très reconnaissant. Comment faire avancer le problème de la transformation directe de l'énergie solaire en énergie chimique? En vieil ami de Max Planck et d'Einstein, je m'intéresse avec mes modestes facultés à tout ce qui se fait dans le domaine scientifique. Mon hôpital malheureusement devient toujours plus grand et me donne de grands soucis. Heureusement que j'ai de bons médecins et de bonnes infirmières. Mais je suis obligé de rester à Lambaréné pour une longue série de mois...
(Lettre à Frédéric Joliot-Curie, 35 rue de Clichy, Paris 9e, datée du 2.4.1958)
En ce dernier soir de l'an 1957, je pense à vous et j'ai besoin de vous dire combien j'apprécie et admire ce que vous avec entrepris cette année pour frayer un chemin à l'idée de paix dans le monde. Je suis bien informé sur tout ce que vous su mettre en train. Je trouve particulièrement important que vous ayez réussi, avec l'aide de vos amis des Etats-Unis, à organiser une rencontre entre des personnalités représentant l'est et l'ouest, pour discuter en commun de la situation mondiale.
Votre lettre ouverte à Eisenhower et à Chruschtschow exprime exactement les réflexions que se font les hommes qui se soucient de l'avenir de l'humanité. Permettez-moi de vous féliciter d'y avoir placé toute votre autorité.
(Lettre du 31.12.1957, à Bertrand Russel, Londres)
Je vous remercie de tout coeur pour la traduction en coréen des trois discours Paix ou guerre atomique. Vous m'avez ainsi causé une grande joie. Je cherche à donner à ces textes la plus large diffusion possible, parce que j'y mets en valeur un argument essentiel contre les armes atomiques, à savoir qu'elles sont contraires au droit international des gens. D'après ce droit ne peuvent être autorisées que les armes dont l'action reste limitée et locale et qui sont donc uniquement capables de détruire ou d'endommager les personnes contre lesquelles on les dirige, mais non celles qui, demeurant éloignées, ne participent pas au combat. C'est cette idée que j'ai développée dans les trois Discours. J'espère qu'elle sera comprise et qu'elle nous aidera à obtenir des puissances détentrices qu'elles renoncent à ces armes.
(Lettre du 23.8.1958, au Rév. Timothy Yilsun Rhee, Séoul)
Je suis à ma table, dans la grande salle de consultation. Mais avant de me mettre au travail, je veux t'écrire brièvement, pour te dire combien m'a touché ton projet de jouer devant l'assemblée plénière des Nations-Unies, le 24 octobre prochain, d'y tenir en même temps un discours contre la course aux armements atomiques et de demander que ce jour, dans le monde entier, les orchestres interprètent l'hymne à la joie de la Neuvième de Beethoven. Tu as raison de mener le combat contre les politiques d'armement jusque sur le terrain de l'art. Les gens seront impressionnés de voir un maître comme toi se saisir de cette occasion. Ce sera pour notre cause de la paix un puissant et noble moyen de propagande. Mais attention à la censure qui voudrait te faire renoncer aux meilleurs passages de ton discours. Sois rusé, comme un David contre des Goliath...
Tu ne peux savoir quel encouragement c'est pour moi, que tu nous rejoignes ainsi dans cette campagne pour la paix. Je suis tenu, quant à moi, à la tâche toute prosaïque de préparer le terrain. Nous avons déjà remporté un succès, quand les Etats-Unis et l'Angleterre renoncèrent à poursuivre leurs expérimentations nucléaires. Cela s'est fait plus vite que je m'y attendais. Les gouvernements ont reconnu qu'à la longue ils ne pouvaient s'opposer à une opinion publique nouvellement formée, qui refusait la poursuite de ces expérimentations funestes.
Le président Eisenhower aussi, de par son honnêteté, en est venu à une telle résolution: il a vu les dangers des expérimentations et en a tiré les conséquences. Il s'agit maintenant de faire un pas de plus et de viser la suppression des armes nucléaires. Pour y arriver, il est nécessaire de susciter une opinion publique dans le monde entier. Pour mener ce combat, il faut avancer l'argument le plus élémentaire et le plus éclairant qui soit. Celui-ci: les armes atomiques heurtent en tant que telles le droit des gens. En effet, ce droit international interdit les armes dont l'action ne se laisse pas circonscrire et qui peuvent donc causer des dommages qui frappent également les gens se trouvant en-dehors de la zone des combats. C'est tout à fait le cas des armes atomiques. Leur action est illimitée dans l'espace et le temps, à tel point que des expérimentations réalisées en temps de paix constituent par leurs retombées radioactives un danger terrible même pour des populations éloignées et même encore pour les générations à venir. L'argument selon lequel ces armes sont contraires au droit des gens contient toutes les raisons de s'y opposer. Il présente l'avantage d'être un argument juridique, donc on peut l'invoquer rationnellement. Donc, dans chaque combat que l'on mène contre l'existence de ces armes, il faut rappeler comme un leitmotiv le droit des gens. De cette manière on peut espérer parvenir à des résultats.
Aucun gouvernement ne peut nier que ces armes vont contre le droit des gens et ce droit ne peut être publiquement écarté. Il est important de faire connaître cet aspect de notre cause. Essaye, toi aussi, d'argumenter dans ce sens, lorsque tu prononcera tes discours. Ce que nous vivons ces jours-ci ne pourra que renforcer l'idée que les armes atomiques doivent être bannies. Nous nous trouvons dans une situation folle où une querelle pour une petite île près de la côte chinoise pourrait dégénérer d'une heure à l'autre en guerre atomique.
Une inimaginable folie serait en passe de devenir réalité. Nous connaîtrons d'autres situations conflictuelles à l'avenir, avec les mêmes dangers extrêmes, si nous ne réussissons pas à nous débarrasser de ces maudites armes.
Cette année je ne pourrai pas me rendre en Europe. Le travail que j'ai à faire ici ne me le permet pas. J'espère que vous, ta chère femme et toi, vous êtes en bonne santé. Maintenant, il faut que j'arrête d'écrire et que je me mette au travail!
(Lettre du 3.10.1958, à Pablo Casals)
Hélas, vous avez deviné juste. Je ne puis être en Europe avant de longs mois et ne pourrai assister au congrès où sera traité le grand problème du désarmement... Dans vos délibérations, veuillez prêter attention à l'argument suivant: les armes atomiques sont contraires au "droit des gens", que tous les Etats quelque peu civilisés reconnaissent comme inviolables dans leur Constitution. J'attire l'attention sur cet argument élémentaire et irréfutable dans mes discours à la radio d'Oslo, publiés sous les titre Paix ou guerre atomique. Cela devra devenir le mot d'ordre général dans la lutte contre les armes atomiques, menée partout dans le monde. Il commence déjà à être employé.
Avec mes bonnes pensées, votre dévoué...
(Lettre à la Société Européenne de culture, 5 août 1958)
J'aimerais tant pouvoir accepter les propositions qui me sont faites de donner partout des conférences sur les conditions d'une nouvelle civilisation, ce thème m'occupe depuis de nombreuses années. Mais pour l'essentiel je ne dois m'exprimer que par la plume et entrer ainsi en dialogue avec les hommes. Ce que je fais consciencieusement et avec zèle, jour après jour, et le plus souvent jusque tard dans la nuit!
Par la correspondance, je suis en contact avec ceux qui se battent pour une nouvelle civilisation, qui serait plus authentique, et je m'engage à leurs côtés. A travers les lettres que j'écris et aussi le texte de mes discours, je participe comme un militant au combat contre la poursuite des explosions nucléaires expérimentales et à celui pour la suppression des armes atomiques. J'essaye dans ma correspondance de faire connaître et rendre convaincant l'argument principal, à savoir que ces armes sont contraires au droit fondamental des gens. Ce n'est que lorsque l'opinion publique internationale se sera appropriée cet argument élémentaire et irréfutable, qu'elle aura suffisamment de force pour obtenir un désarmement et préserver ainsi l'humanité d'un terrible effondrement. Jusque-là nous marcherons au bord de l'abîme, à la merci d'un acte de folie, ce que les dirigeants politiques de l'heure paraissent considérer et priser, c'est incompréhensible, comme une situation exaltante.
Le destin m'a réservé cette manière-là de combattre, modeste, non officielle. Cela me convient, car à ce niveau je sais que je peux participer et parvenir à quelques résultats. Ce qui m'émeut encore profondément, c'est de constater que l'idée de respect pour la vie commence à se frayer un chemin dans les consciences et qu'elle pourra aider à préparer la reconstruction d'une civilisation véritablement humaniste.
(Lettre du 27.3.1959, à Robert F. Geheen, président de l'université de Princeton)
La "croisade" m'a créé une correspondance écrasante. Mais par des lettres on gagne du terrain. Si les armements classiques font défaut à l'Ouest, c'est que l'Angleterre et l'Amérique ont jugé bon de les délaisser pour ne s'appuyer que sur les atomiques ! Pour la lutte contre l'existence des armes nucléaires il faut employer l'argument qu'elles sont contre le droit international (Völkerrecht), parce que leur effet ne peut être circonscrit. Il répand la destruction la plus horrible à de grandes distances et frappe les "Unbeteiligten" comme il est dit dans la définition des armes prohibées dans le droit international. Il faut à tout prix que les armes nucléaires cessent d'exister. A cause d'un petit îlot, nous risquons en ces semaines une guerre atomique ! Et il doit en être ainsi dans l'avenir ? Ainsi doit être le sort de l'humanité ? C'est inhumain et idiot... Les hommes politiques qui ne veulent pas abandonner les armes atomiques n'ont jamais essayé de se figurer ce que serait une guerre atomique. Il agissent avec une légèreté criminelle. Il faut qu'ils trouvent à parler à une opinion publique mondiale qui leur impose un non. Créer cette opinion publique, c'est à quoi mes amis et moi nous nous employons, moi en consacrant mes nuits à écrire des lettres.
(Lettre au pasteur Georges Marchal, 5.10.1958)
Lorsque tu as appris que les U.S.A. et l'Angleterre avaient enfin accepté de conclure avec la Russie soviétique un traité permanent pour la cessation des expériences nucléaires, tu as peut-être pensé à moi et aux autres conjurés... J'agis conformément à mon être intime. "Extraordinaire compréhension du sens de l'Histoire", avait écrit l'inspecteur Albrecht sur mon diplôme de baccalauréat. C'est en raison de la claire compréhension que j'ai des problèmes avec lesquels notre époque se débat que je juge et que j'agis, et que je veux faire obstacle à tous ceux qui tiennent entre leurs mains les leviers de commande des destinées de l'humanité, sans mesurer la gravité de l'heure. Ne t'imagine pas que je veuille te convertir. C'est en toute amitié que je te raconte tout cela, pour que tu saches ce qui occupe mes pensées et dirige mon action.
(Lettre à Suzanne Oswald, sa nièce, Lambaréné, 25.1.1959)
A côté de mes activités à l'hôpital et des travaux de construction, je n'arrête pas de m'informer et d'agir par la plume. Le problème de l'armement nucléaire m'occupe tous les jours. Le péril pour l'humanité est grand. Kennedy le sent aussi: le danger s'accroît, dans la mesure où de nouveaux pays se dotent d'un armement nucléaire et deviennent ainsi susceptibles de déclencher à l'improviste une guerre atomique qui forcerait les deux grandes puissances à prendre parti et à s'engager. Kennedy ne voit plus dans les pays de l'Otan, possesseurs d'armes atomiques, des alliés et d'éventuels participants à la guerre contre l'autre bloc, mais plutôt des petites puisances incontrôlées, capables de provoquer l'irréparable. Si le diable pouvait leur enlever leur sacré armement, il n'en serait pas fâché!
Autre chose, à laquelle il fallait bien s'attendre, entre encore en ligne de compte, aujourd'hui: se doter d'armes nucléaires signifie pour les peuples une ruine économique que rien ne pourra arrêter sauf...le désarmement.
(Lettre du 5.5.1963, à Edouard Spranger, in Briefen)
On a calculé qu'avec les nombreuses et puissantes bombes thermo-nucléaires que possèdent les deux blocs, de l'est et l'ouest, dès le premier jour d'une guerre atomique les opposant il pourait y avoir 200 millions de morts. Il en résulte qu'aucun problème politique existant ni aucun incident politique survenant entre eux ne saurait justifier le déclenchement d'une guerre atomique, dans laquelle les deux risqueraient de telles pertes humaines et des destructions de telle ampleur que leur survie même se trouverait compromise.
Toute politique qui aujourd'hui ne tient pas compte des terrifiants effets destructeurs des armes atomiques doit être regardée comme folle et aventureuse.
Il ne nous reste pas d'autre issue que de reconnaître que si nous voulons à nouveau mener une vie digne de l'être humain, il faut qu'ensemble nous réussissions à faire supprimer cet armement atomique qui nous ruine et nous ruinera encore, par milliards.
Le grand problème qui se pose dans les négociations qui sont conduites sur le désarmement, c'est que, pour appliquer un éventuel accord, les deux parties antagonistes ne peuvent se résoudre à un nécessaire acte de confiance réciproque. Comme on l'observe tout au long des pénibles négociations qui se déroulent actuellement, les mesures de contrôle que les experts s'ingénient à élaborer ne peuvent remplacer une réelle confiance en la parole de l'autre. En vérité, la confiance entre les peuples ne pourra être établie que si partout une opinion publique manifeste avec ténacité son opposition à la course aux armements atomiques.
(Lettre datée de 1963, à Mr. Jack Anderson, Parade Magazin, Washington)
Lettre personnelle! Lambaréné, Gabon (Afrique Equatoriale), 20.4.1962
Monsieur le Président des Etats-Unis, J.F. Kennedy,
Auriez-vous l'amabilité de pardonner au vieil homme que je suis la liberté qu'il prend de s'adresser à vous au sujet de ces essais nucléaires que les Etats-Unis ont l'intention de poursuivre, de concert avec la Grande-Bretagne, au cas où l'Union Soviétique ne se rendrait pas à votre exigence d'accepter que soit instituée une Commission Internationale de Contrôle s'assurant qu'aucun essai ne sera réalisé. Je prends dans cette affaire le courage de vous écrire comme quelqu'un qui depuis longtemps se préoccupe de la question des armes atomiques et du problème de la paix.
Je crois pouvoir vous assurer qu'étant données les découvertes scientifiques les plus récentes, chaque essai nucléaire réalisé par les Soviétiques ne manquerait pas d'être détecté par les instruments de mesure hautement perfectionnés que votre pays détient pour sa protection.
En tant que personne entièrement neutre, je me permettrais de faire remarquer que je ne peux pas être tout à fait convaincu que soit juridiquement fondée la prétention d'un Etat d'imposer à un autre Etat la présence sur son sol d'une Commission Internationale de Contrôle. Ce droit ne peut exister qu'après conclusion par les Etats d'un accord de désarmement. Alors seulement serait créée la situation qui mettrait un terme à la guerre froide, en donnant à chaque Etat le droit de savoir, à travers des mesures de contrôle réciproque, garantis internationalement, si le partenaire remplit ses devoirs de désarmement, conformément aux accords. Le même contrôle international veillera également à ce qu'aucun nouvel essai nucléaire ne soit réalisé.
C'est un besoin urgent de notre monde: la conclusion la plus rapide possible d'un accord de désarmement entre les puissances nucléaires, sous un contrôle international efficace. Les possibilités de négocier un tel accord ne devraient pas être mises en question par des exigences non absolument nécessaires portant sur les modalités d'un contrôle international de l'arrêt des essais. C'est seulement quand les Etats s'entendront pour ne pas continuer ces essais (la question du contrôle venant en second lieu), que les négociations sur le désarmement et la paix pourront être entamées avec des chances de sucès. Si cela ne se fait pas maintenant, le monde entier se trouvera dans une situation désespérante et dangereuse.
Veuillez, je vous prie, réfléchir à ceci: prendrez-vous sur vous la responsabilité de poser des conditions non absolument nécessaires pour l'arrêt des essais atomiques - ou bien cette terrible responsabilité qui est la vôtre vous amènera-t-elle à favoriser le moment à partir duquel les perspectives d'une négociation sur le désarmement et la paix pourront s'ouvrir, les expérimentations nucléaires appartenant alors au passé?
(Lettre au Président J.F. Kennedy, 20.4.1962)
Laissez-moi vous féliciter et vous remercier d'avoir eu le courage et la largeur de vue nécessaires pour engager une politique orientée vers la paix mondiale.
Un rayon de soleil est enfin visible à travers cette obscurité où l'humanité cherche son chemin, et ce rayon nous donne l'espoir que les ténèbres reculeront devant la lumière.
Le traité conclu entre l'Est et l'Ouest interdisant les essais nucléaires dans l'atmosphère et sous l'eau est un des grands événements de l'histoire mondiale. Nous avons le droit d'espérer maintenant que la guerre nucléaire entre l'Est et l'Ouest pourra être évvitée.
Entendant parler de l'accord de Moscou, j'ai pensé à mon ami Einstein à qui me liait très fort l'engagement dans le combat contre les armes nucléaires. Il est mort à princeton, désespéré.
Alors que grâce à votre largeur de vue et à votre courage, il m'est donné d'observer que le monde a fait un premier pas sur le chemin de la paix.
(Texte d'une même lettre envoyée simultanément à J.F. Kennedy et à N. Chruschtschow, le 25.8.1963)