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Extrait des Cahiers
Dans le n° 139, juillet-septembre 2005, qui présentait le colloque « Respect de la vie et questions actuelles d'éthique », une partie du dossier était consacrée à la question : « Respecter et protéger les animaux ».
Texte de Jean-Paul Sorg :
Le principe du respect de la vie une fois posé (apparu à la conscience), une conséquence immédiate en est le respect dû à aux animaux - à tout ce qui vit, en fait - et donc, dans la pratique, une morale de protection du monde animal, du monde de la nature, la nature n'étant rien d'autre que l'ensemble dynamique du vivant. Schweitzer est le philosophe (et je serais tenté de dire : le seul philosophe) qui a vraiment pensé cette morale élémentaire en la déduisant d'un principe et en lui donnant ainsi la force d'un impératif logique qui s'impose à qui veut bien réfléchir.
Sensibilité et théorie
On peut aussi la pratiquer, cette morale, sans avoir réfléchi philosophiquement, mais par sensibilité, par une sorte de sentiment premier qu'on trouvera tout naturel, comme allant de soi. On est comme ça. Il y a des gens assez nombreux qui sont comme ça. « Ils aiment les animaux » ou les respectent, ont pour eux des égards, et non une agressivité meurtrière. Schweitzer était comme ça. Il était comme ça dans son enfance, il l'a raconté dans ses Souvenirs. Il a dit la peine que lui causait la vue d'un animal qui souffre et le remords qu'il éprouvait quand il en était la cause étourdie, même quand il avait seulement joué à faire peur à son chien ou à effaroucher les oiseaux. D'où vient cette sensibilité ? Il faut croire qu'elle est inhérente à l'âme humaine, à l'imagination humaine, plus ou moins développée, vive, selon les individus, inégalement répartie, injustement, en un sens, comme le sont d'autres grâces et les disgrâces.
Ayant grandi à la campagne, Schweitzer était habitué aux animaux domestiques et avait avec eux des rapports affectueux, familiers. Une photo de 1904 ou 1905 le montre à la fenêtre de sa chambre à Gunsbach en train de jouer, de parler avec son chien Sultan qui, on le devine, aimerait se promener en compagnie de son maître. Ou peut-être qu'il espère une friandise ? Dans ses lettres à Hélène Bresslau, il raconte plaisamment ses promenades et ses « conversations » avec Sultan sur le rocher du Kanzenrain. Il lui attribue des sentiments et même des réflexions. Anthropomorphisme ? Sans doute. Mais il y met de l'humour. C'est avec son « autre » amie un jeu littéraire. En tout cas, il a de la sympathie, de l'empathie pour son chien - et ça paraît réciproque ! À Lambaréné, maître dans son domaine, il adoptera de nombreux animaux, certains domestiques, chiens et chats, d'autres venus de la forêt ou du fleuve, antilopes, chimpanzés, pélicans. Il les laisse vaquer en liberté dans les allées de l'hôpital .Des images le montrant en train de les nourrir ou de les caresser feront le tour du monde et entreront dans sa légende. Illustration simple, pittoresque, de son éthique du respect de la vie, sur fond d'une entreprise éminemment humanitaire, donc centrée sur l'humain. Éthique complète. Quarante après la mort du « grand Docteur », dans un hôpital rénové, modernisé, mais toujours « village », les animaux sont revenus. Son actuel « chef », Damien Mougin, a compris qu'ils y avaient leur place, ne fût-elle que symbolique (mais ça compte, les symboles), de même qu'un potager, qu'un verger, des activités « agricoles », la culture de base. L'antilope née au village et le pélican sont enfermés dans un enclos. Ça fait petit zoo pour enfants. Artifice. Mais il y a aussi des poules et un étincelant coq qui n'appartiennent à personne de bien défini et vont en liberté. Il s'agit de vie : ensemble, en coexistence, plantes, animaux et « nous », les humains. La ville uniquement urbaine, sans nature, et le commerce général, « le monde abstrait de la marchandise », ce n'est pas la vie, ce sont des superstructures !
Ces images multiples de Lambaréné, historiques et contemporaines, font une seule image, se condensent en un symbole que l'on peut, maintenant que le concept a été dégagé, désigner comme celui de l'écologie, donc du respect de la vie. La théorie éthique de Schweitzer collait à sa sensibilité naturelle, agissante, sans phrases. Son comportement prouvait ses idées ou se manifestait comme leur conséquence « logique ». Ses idées - philosophiques - étaient concrétisées dans son action de tous les jours. Si simplement qu'on en oubliait, qu'on en oublie toujours la théorie ou qu'on la réduit à quelques vagues formules, quelques évidences. Elle est construite philosophiquement, solidement argumentée, mais on peut l'ignorer. On l'ignore.
« La philosophie européenne n'a apporté aucun soutien au mouvement en faveur de la protection des animaux. Ou elle considère ces marques de compassion envers les animaux comme une forme de sensiblerie, qui n'aurait rien à voir avec un éthique rationnelle, ou elle ne lui concède qu'une importance secondaire. »
Ces deux phrases ouvrent un article que Schweitzer fit paraître en 1936, à Londres, dans l'International Journal of Animal Protection. Elles sont toujours vraies. Les mouvements en faveur de la protection des animaux restent culturellement marginaux et leur cause n'est guère entendue par les philosophes qui n'en finissent pas de chercher le propre de l'homme (l'ingéniosité technique, la raison, la conscience, le rire, l'esprit, l'âme) dans une différence - de nature - avec l'animal. Quand ils construisent leur définition de l'homme sur ce qui fait de lui un être supérieur à l'animal, leur argument suprême, en dépit de leur darwinisme de base, est en dernier ressort d'ordre théologique : l'homme est par son âme ou son existence comme sujet, qui précède son essence, à l'image de Dieu. Il existe aujourd'hui des philosophes militants « antispécistes », mais ils sont refoulés, n'ont pas droit de cité dans les milieux philosophiques universitaires. On ne les rencontre que sur Internet.[1] Ils disent vouloir « ouvrir la possibilité d'étudier ce que nous sommes non pas contre autrui - autrui d'une autre race, d'un autre sexe, d'une autre espèce -, mais pour ce que nous sommes par nous-mêmes ». Que sommes-nous donc par (ou en) nous-mêmes ? Il y a une esquisse de réponse chez Schweitzer : « Je suis vie qui veut vivre parmi d'autres vies qui veulent vivre... » Cette réponse ne ferme pas la question, mais elle a le mérite au moins de contourner le piège, toujours tendu, de l'anthropocentrisme, ainsi d'ailleurs que celui, symétrique, du théocentrisme.
Dans maints sermons, Schweitzer a déploré le silence du christianisme (ou de l'Église) sur la souffrance que « nous » les hommes infligeons à nos « frères », les animaux. Souvent par jeu ou par routine, sans y penser. Non par méchanceté foncière, mais par méconnaissance. Donc, illusion (non, espérance !) de l'Aufklärung, une éducation corrective doit être possible, par un appel à la réflexion de chacun. Le 26 août 1900, prêchant à Gunsbach sur « Heureux les miséricordieux, car... », le jeune pasteur, vicaire, Schweitzer attire l'attention sur les associations qui se sont donné pour but de protéger les animaux contre les mauvais traitements que des hommes leur font subir. « Ce but est noble et chrétien... Et si certains d'entre vous, qui ont par ailleurs le cœur sur la main, disent qu'il importe de secourir les hommes, et non les bêtes, ils ont tort d'appuyer sur cette distinction. Notre miséricorde ne doit pas être sélective, elle doit s'étendre à tout ce qui vit... »
Quelle attitude les Églises chrétiennes préconisent-elles face à la souffrance animale ? Cette question continue à être débattue aujourd'hui. Quel progrès dans les consciences et les mœurs depuis le début du siècle dernier ? Récemment, une discussion sur ce thème fut organisée à Strasbourg, au FEC (Foyer de l'Étudiant Catholique), à l'initiative du « Collectif alsacien pour le respect de l'animal ». Selon Michel Deneken, doyen de la Faculté de théologie catholique de Strasbourg, les consciences ou les sensibilités ont évolué et rendent possible maintenant « une théologie de la création et de l'écologie qui prendrait en compte la solidarité de tout le vivant ». On croirait lire du Schweitzer, sauf que le mot « écologie » n'était pas en usage à son époque. Quant à Gérard Siegwalt, professeur émérite à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg, il a comme Schweitzer accusé Descartes d'être à l'origine du dualisme qui scindé l'homme-sujet pensant de l'animal-machine. Mais la vache, machine à produire du lait, est devenu folle. La nature nous résiste. Ne pas la respecter, la (mal)traiter comme un capital que nous aurions tous les droits d'exploiter, c'est à moyen terme compromettre la survie des générations futures d'humains et en tout cas c'est leur léguer, en guise d'héritage, d'énormes problèmes que les progrès techniques ne suffiront pas à résoudre.
On se permettra seulement ici de regretter qu'à cet excellent débat qui s'est tenu à Strasbourg, sa ville universitaire, Schweitzer ait été oublié (une fois encore ?), qu'il n'ait pas été... convoqué, on veut dire évoqué. Car à lire ses textes on verrait, hé oui, qu'il avait déjà pensé tout ça et que des éléments au moins des réponses éthiques que l'on cherche, dont on comprend aujourd'hui la nécessité, sont contenus dans sa théologie et dans sa philosophie, celle-ci exposée dans ses ouvrages philosophiques de 1923 comme dans ses sermons, en particulier ceux de 1919 où pour la première fois il s'était aventuré à exposer ses idées nouvelles sur le respect dû à toute vie.
[1] Les Cahiers antispécistes, « réflexion et action pour l'égalité animale » - http://www.cahiers-antispecistes.org