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Extrait des Cahiers

Dans le n° 139, juillet-septembre 2005, qui présentait le colloque « Respect de la vie et questions actuelles d'éthique » (18 et 19 novembre 2005, université de Strasbourg), la première partie exposait le problème du « principe éthique du respect de la vie dans le monde ».

Texte de Jean-Paul Sorg :

 

La problématique

Le problème philosophique qui n'a cessé de préoccuper, voire d'obséder, Schweitzer est celui de la conception d'un rapport soutenable entre l'éthique et la réalité du monde. Est-il possible, sur la base de l'expérience que nous en avons, de nous faire du monde une vision juste, de constituer une Weltanschauung accordée à la fois à notre raison connaissante et à notre éthique ? (C'est au fond une reprise de la question kantienne du rapport entre la raison théorique pure et la raison morale pratique.)

Une chose est claire : jamais l'éthique, avec ses principes, les obligations et les vertus qu'elle détermine, ne saurait être tirée d'une observation des phénomènes de la nature, car ce que montre la nature c'est la lutte pour la vie, la domination qu'exercent les êtres les plus forts, les mieux armés ou adaptés, et le refoulement, sinon l'extinction, des dominés. Rien de ce qui constitue le sens éthique des hommes, la compassion pour les faibles, l'attention à autrui, les égards, la bienveillance, les prévenances, ne se manifeste dans la nature comme telle, dans le donné originel. Alors, d'où vient, de quelle profondeur ou de quelle hauteur, « la loi morale » (pour parler comme Kant) en moi, en vous ? L'idée de la loi et le respect de la loi ? Die Achtung fürs moralische Gesetz. Et d'où vient le respect de la vie, qui nous arrête devant, nous interdit de tuer (mais pas toujours) ? D'une plus grande profondeur encore ? Car ce sentiment n'est pas social, ne doit d'abord rien à la culture ? Ou si ? Die Ehrfurcht, vénération mêlée de crainte, sentiment proprement religieux pour la vie, le mystère de la vie, le mystère de l'être, ce qui nous dépasse et que nous pouvons bien appeler Dieu, mais pas nécessairement, ce n'est là que le choix d'un nom...

La question à poser : de quoi le sentiment (l'idée) de respect de la vie en nous est-il l'indice ? Le signe ? Ce que cela dit pour le moins, c'est que l'homme ne relève pas de lui-même, qu'il n'est pas lui-même cause et fondement de son être, qu'il n'est pas, soit dit aux marxistes et autres existentialistes athées, « le produit de son produit ».

Le sens éthique, qui est bien un fait (on peut le relativiser, discuter de sa force et de son étendue, mais non nier sa donnée en nous), jette l'être humain dans une inconfortable position, une étrange tension : dire oui à la vie, mais non au monde, au monde tel qu'il est pour les hommes. Nous n'avons pas, moralement, le droit de fuir le monde ni de le maudire ; il s'agit de vivre dans le monde, intéressé à lui, engagé dans les luttes pour le changer, donc d' « être dans le monde autre que le monde ». Grossièrement dit : le monde est dur, cruel, mécanique, il n'est pas « bon » ; nous avons à y exister en étant bon, doux et secourable.

 

Comme d'autres philosophes fascinés par le « phénomène humain » de l'éthique, comme Kant ou Levinas ou Camus, Schweitzer tente d'en saisir l'essence et n'y parvient pas tout à fait, le sait et recommence ! Il n'en finit pas d'en reconnaître à la fois l'évidence et l'étrangeté, la puissance et la fragilité. L'âme oscillant entre espoir et tristesse, entre foi et pessimisme. Le pessimisme, qui démobilise, l'emporterait si justement l'éthique n'interdisait pas d'y céder !

Notre existence est bornée, mais nos devoirs sont infinis, notre responsabilité « sans frontière » (grenzenlos). Comme nous n'y arrivons pas, insatisfaction, culpabilité. Il y a tant de choses à faire et nous en réaliserons si peu. Pas de retraite pour les braves ! La sagesse, comme état de sérénité dans la résignation, n'est pas pour nous (que la morale dévore).

Si nous disons sur le ton de la boutade que le XXIe siècle sera... religieux ou ne sera pas, qu'il sera... philosophique ou ne sera pas, nous entendons que sans le développement - démocratique - d'une conscience éthique l'humanité ne s'en sortira pas demain. Gandhi : « Le monde contient bien assez pour les besoins de chacun, mais pas assez pour la cupidité de tous. » Il faudra donc bien que les hommes consentent à se restreindre, à modérer leurs appétits et acceptent de partager, de « vivre simplement pour que simplement les autres puissent vivre » ; qu'ils quittent une logique du plus pour une logique d'économie ; qu'ils changent le principe du progrès en un principe de renoncement et d'austérité, dont l'application pourrait d'ailleurs ne pas être triste... Ou bien ? Tout cela, bien que nécessaire, se fera-t-il sans chaos, sans convulsions, sans que d'aucuns traînent les pieds, sans protestations véhémentes, sans corruptions, sans l'organisation de vastes tricheries et accaparement de privilèges ? Il y faudrait des miracles... Mille millions de Jésus !

 

Le programme du colloque, paru dans le numéro 139 des Cahiers

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