Thèmes

La civilisation et l’éthique

Chapitre XXI 

Que nous enseigne l'éthique du respect pour la vie sur les rapports entre les hommes et les autres créatures de la terre? Chaque fois que je suis sur le point d'abîmer une vie quelconque, il faut que je me pose clairement la question de savoir si c'est nécessaire. Jamais je ne devrai m'autoriser à aller au-delà de l'indispensable, même dans des cas apparemment insignifiants. L'agriculteur qui a fauché des milliers de fleurs dans ses prés pour nourrir ses vaches devra en rentrant chez lui éviter d'arracher, machinalement, une fleur qui pousse au bord de la route, car il attenterait ainsi à la vie, sans se trouver sous l'empire de la nécessité.

Les chercheurs qui expérimentent de nouveaux médicaments sur les animaux ou qui procèdent sur eux à des opérations chirurgicales ou encore leur inoculent des maladies, afin de parvenir à des observations qui pourront servir ensuite à sauver des hommes, ne devraient cependant pas se donner bonne conscience sous le prétexte que leurs nobles fins justifieraient de cruels moyens. Pour chaque cas, il faut qu'ils se demandent, en pesant bien leurs raisons, si vraiment il est nécessaire de sacrifier des vies animales à la cause de l'humanité. Et si oui, qu'ils s'inquiètent et se soucient d'éviter ou d'adoucir au maximum les douleurs. Que de crimes commet-on dans les instituts scientifiques en négligeant de recourir aux techniques de l'anesthésie, car on veut gagner du temps et se simplifier le travail! Et que de tortures sont infligées aux bêtes rien que pour démontrer aux étudiants des résultats déjà acquis et reconnus! Justement parce que les animaux, en tant que cobayes, permettent par leurs sacrifices de remporter tant de précieuses victoires scientifiques, un rapport nouveau de solidarité et de reconnaissance apparaît entre leur monde et le monde de l'homme.

L'obligation d'apporter à tous les êtres vivants tout le bien dont par notre puissance nous sommes capables s'impose dès lors à chacun d'entre nous. En secourant par exemple un insecte qui se trouve menacé, je ne fais rien d'autre que d'essayer de restituer aux animaux dans leur ensemble un peu de la dette coupable, toujours renouvelée, que les hommes ont contractée envers eux. Lorsqu'un animal d'une façon ou d'une autre est exploité pour satisfaire les besoins des hommes, il faut que chacun d'entre nous soit préoccupé des souffrances qui en résultent pour lui.  Nul d'entre nous ne doit permettre que ces souffrances soient infligées, si rien ne les justifie. Il a le devoir d'intervenir dans toute la mesure où il le peut. Que personne dans ces conditions ne se dise que ce ne sont pas ses problèmes et qu'il n'a pas à intervenir pour des affaires ne le concernant pas. Que personne ne ferme les yeux et ne fasse comme si le mal n'existait pas, du moment qu'il ne l'a pas vu. Que personne ne se secoue du poids de sa responsabilité. Si les animaux sont victimes de tant de mauvais traitements, si les hurlements du bétail assoiffé pendant son transport en chemin de fer ne sont pas entendus, si tant d'horreurs se perpètrent dans nos abattoirs, si dans nos cuisines des mains inexpertes malmènent les bêtes en voulant les tuer, si des animaux endurent d'invraisemblables tortures par la faute d'hommes impitoyables ou si d'autres encore sont livrés aux jeux cruels des enfants, nous en portons tous une part de responsabilité.

Nous avons peur de nous faire remarquer, lorsque nous laissons voir combien nous sommes affectés par les souffrances que l'homme inflige aux êtres vivants. Nous croyons alors facilement que les autres sont devenus plus "raisonnables" que nous et considèrent comme normal et allant de soi ce qui nous bouleverse. Mais tout à coup leur échappe une parole qui nous montre qu'eux non plus ne sont pas résignés. Ils nous étaient étrangers jusqu'ici et voilà qu'ils nous deviennent tout proches. Le masque d'indifférence qui nous trompait mutuellement tombe. Nous savons désormais que les uns comme les autres, nous sommes hantés par ce qui se passe d'horrible autour de nous. Ah! quel bonheur de nous reconnaître ainsi!

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